6 mai 2023

Le jardin

  Dis-moi ton jardin, je devinerais peut être qui tu es, mais pas qui tu as été, ni quel jardin tu avais entre les mains il y a quelques années, quelques dizaines de vies d'avant.














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Le jardin c'est déjà, un jardin qu'on trouve, qu'on prend sans connaître toute sa vie d'avant.
Moi je suis arrivée dans un jardin abandonné depuis cinq ans et  juste taillé, tondu, à la va vite pour les visiteurs avec l'agence. Un genre de mini pré avec trois arbres. C'est tout ce que j'ai vu. J'avais les yeux bouchés. Je n'ai vu les rosiers que plus tard, je n'ai vu la vue démente sur le Vercors que plus tard en taillant la haie. J'ai acheté la maison sans avoir aucune idée du jardin. Un inconnu caché.
 
J'ai bataillé avec lui. Il a trois parties distinctes. J'ai laissé en friche la partie "arrière" et j'ai lutté avec les deux autres. Je voulais planter ça et ça, là et là et pas ailleurs,  et le jardin se moquait de moi. 
Je tentais quelques légumes faciles que je sais cultiver,  et les fourmis et les araignées se moquaient de moi.
 
Des années après je peux dire qu'il a bien ri de moi, avec moi. Au bout de quatre bonnes années je me suis "décervellée", j'ai arrêté de passer en force, j'ai décidé de suivre le courant naturel du jardin. J'ai laissé tout ce qui venait naturellement. J'ai délicatement pris des pousses d'arbres dans la nature, tout près et je les ai plantées. Un maternage merveilleux, des joies inespérées.
Des arbustes viennent aussi, sans que je les ai vus venir, je les laisse. Les fleurs sauvages n'en parlons pas, elles sont chez elles.
 
Et de la Marâtre qui forçaient ses petits, je suis devenue une Enamourée qui s'étonne et mon coeur bat avec celui du jardin. 
 
On s'amuse bien, on se fait des petits cadeaux. Les voisins n'entravent que dalle. Essayent de nous contenir, de nous dénigrer, "trop haut", "trop de ", "cabane qui va tomber". Je laisse parler, je cajole les grincheux. De temps en temps je fais du grand ménage, ce ne sera jamais assez pour eux. Tant pis. Quand un inconnu entre au jardin, un facteur, un artisan, ils disent Oooh OHH c'est bien toute cette nature, et ouvrent des yeux grands. "C'est le paradis ici !"a dit la factrice un jour. Quand deux collègues sont venues déjeuner pour notre fin de saison ensemble, dehors nous mangions, elles furent toutes éblouies. " J'ai l'impression d'être complètement partie loin...". Leurs regards s'évanouissaient dans l'horizon.

J'ai misé sur l'ombre et le sous-bois. J'ai laissé les choses se faire, voir comment seule la nature se débrouillait, comment le rosier grimpait dans les branches du robinier, comment la haie montait trop haut et fleurissait trop. On vit l'expérimentation. La glycine de ma voisine crapahute chez moi. Le frêne venu tout seul est gracieux, le prunus de mon voisin a fait un bébé en plein milieu, là. Je lui parle.
 


Un jardin plein d'erreurs, très simple, trois parties animées, même celle de "l'arrière" qui reste la plus bordélique et me pose question. Questions qui s'envolent. 
Le jardin change énormément au fil du temps. Il absorbe ma paresse et les coups de débordements. Les branches penchent comme des ombrelles, cassent avec la neige de printemps. Il ne m'appartient que peu maintenant, je le regarde faire sa vie, le plus souvent.
 
Au début, je n'avais pas de connaissances écologiques particulières, quelques bribes simples liées à la rencontre avec une jardinière professionnelle et engagée qui animait des jardins collectifs au village. J'avais le mien, c'était le grand apprentissage, autour des années 2000. Un jardinier-citoyen était passé devant ma parcelle et avait dit "Ce n'est pas un jardin, c'est une mosaïque". Quel cadeau ! Je ne semais jamais rien en ligne droite mais en courbes et spirales.

De ce jardin d'aujourd'hui je dis : "C'est un jardin du XXIeme siècle". On essaie. 
Apprendre à désapprendre :
 
Ne pas faire le jardin de nos parents ni de nos grands-parents. Se décrasser les neurones. Pour certains ce n'est pas possible, trop dangereux, trop risqué. Où va-t-on aller ? Vers l'inconnu ? Oui.

Lié autant à ma fantaisie qu'au rapport du GIEC. C'est un jardin de résistance, mal foutu, mais c'est ma poche libertaire, ma minuscule consolation face à toutes les conneries que je vois, toute la maltraitance faite au monde vivant. Ce béton qu'on coule, encore au XXIeme siècle, sur des arbres à peine déracinés. 
 
Je n'ai aucune illusion sur la connerie des humains. Alors, c'est mon coin, très personnel, des illusions pas perdues. Au piquet j'irai, bête comme un âne.
 
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27 avr. 2023

Bien, ce matin

 Jérôme, ça s'est bien passé ce matin. La semaine dernière j'avais trop envie de pleurer en passant te voir, j'étais secouée. Ce matin c'est la lumière.




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J'étais sur le chemin habituel puis j'ai pris le sentier qui monte au dessus du village. Il faisait très beau.

Auparavant, oui,  j'étais en contrebas, près de chez moi, dans le sous-bois avec le ruisseau.

 C'est là que notre ami commun m'a annoncé ta mort. Il y a deux ans. 

Tu t'es bien démerdé Jérôme, tu nous as tous mis sur le flanc. Même ceux comme moi qui ne te contactaient pas depuis longtemps, je ne sais pas ce qui s'est passé, mais ta mort brutale m'a fauchée. Je n'ai pas pleuré quand l'ami m'a téléphoné, nous sommes restés un bon moment au téléphone à parler de toi, et de l'organisation des cérémonies, entre autre.

Je ne savais pas que ton coeur allait craquer un jour et que tu le savais. Mais même ceux qui savaient ont été jetés dans le lac avec goudron et plumes, cuits durs. Ce jour là il y a eu un tourbillon dans ma tête, mon corps, mais finalement je n'ai pas pris la route pour rejoindre tous tes amis fidèles, si nombreux. Toute seule, pas le courage. Vous êtes loin, vous savez ? Une France à traverser.

J'ai écrit, vous m'avez lue. J'ai ensuite regardé les horaires, les dates futures, l'urgence était de ne pas attendre encore dix ans. Et puis tout s'est délité, ceux qui sont loin sont restés loin autant que moi je suis restée chez moi. A écumer.

Maintenant cela fait deux ans, j'ai recompté les années en marchant ce matin, sous le soleil. On s'en fout que je ne soies pas encore venue voir les tiens, tes aimés. On s'en fout parce que tu es ici et personne n'est au courant. 

Il y a deux ans, en ce mai 2021, j'ai erré sur le sentier au dessus du ruisseau où ton ami m'avait appelé. On se parlait, et moi je marchais, pas à pas, lentement, je revenais sur mes pas, je vagabondais sur un chemin, sur une longueur de quelques centaines de mètres, un parcours délimité par moi-même, pour marquer les phrases, écouter, assimiler les nouvelles, apaiser, reprendre, redire, entendre, avec chaque pas, chaque mouvement de mes jambes. J'allais, puis revenais sur mes pas, puis je retournais, puis je revenais,etc.

Il se trouvait que j'étais sur mon lieu de balade préféré. Je n'ai pas besoin d'aller au delà de ce sentier quand je marche. Il me suffit, il a tout. Le bruit du ruisseau qui chante souvent et de diverses façons divines, les oiseaux dans les arbres, cachés, qui préviennent qu'une humaine est là. Les morceaux de branches au sol, tout en fouillis, les arbres qui roulent comme ça pousse, penchent, creusent, se déplument, se tortillent, s'entremêlent, dans ce coin où l'humain laisse faire la nature.

Et dans ce coin maintenant il y a toi. Mais pas n'importe où, non, tu es au bout de ce chemin minuscule non balisé, on dirait une impasse de quelques mètres de friches, juste une trace au sol. Seuls s'y aventurent les très curieux de nature qui ne se contentent pas des panneaux civilisés. Il faut souvent passer sous des arbres écroulés, et au bout il y a un pré en pente douce, très poétique. Avec quelques fruitiers. Et une partie boisée très sauvage, inextricable. La première fois que j'ai osé aller vers cet endroit j'étais comme enchantée, j'ai cru entrer sur une autre planète, passer une frontière secrète. C'est là que je t'ai mis pour te parler, te retrouver quand j'ai envie. 

Souvent je passe sans y penser. Tu n'as pas besoin de moi. C'est moi qui suis dans la mouise.

On ne se connaissait plus après s'être beaucoup connus entre nos vingt et trente ans, mais pourquoi alors ai-je été si meurtrie par ta disparition. Je ne sais pas. Elle a englobé de multiples émotions et souvenirs. C'est un volcan éteint, fumant tranquillement, qui s'est rouvert. Cela a duré de nombreux mois. Puis la lave a coulé, durci. 

Pourtant, quand je le veux, quand je le décide, je viens vers notre coin. Je suis d'abord sur le sentier balisé que je chéris, et je commence à te parler. Dans ma tête ou pour de vrai, avec ma voix. Je te demande des nouvelles et surtout je t'en donne. Je te donne la météo de mes humeurs, je bavarde, ou je me confie. Je t'engueule si ça me prend, je te mets une petit bourre dans le bide, Et bien toi, hein... Et je me sens bien, car ce coin où je t'ai mis il est beau, sauvage, libre, bordélique.

Et, comment ça se fait, ma poitrine brûle un peu, mon corps tremblote, je suis envahie et les larmes sont au bout de mes yeux. Ca fait chier, Jérôme, quand même. Souvent je te dis "Tu fais chier" et puis après je te dis "Tout va bien". Tu as été le premier de la bande, tu nous as bien eu. Comment tu as fait pour me cuire à point, me toucher autant? Y'a un truc qui me rassure, c'est que tu vas bien. Tu souris quand je dis-vague, dis-à-toi des trucs gentils, ou t'informe sur les luttes écologistes et le bordel. Toi tu as fait le maxi, c'est pas comme moi. Tu as lutté, milité, travaillé, étudié, pour la sauvegarde des êtres vivants et des zones humides. T'as fait le maxi. Donc, toi, t'as gagné la médaille. Tu peux être plus calme, et me parler quand je te parle. Sans s'énerver, tu aimais bien t'énerver, bouillonner, réfléchir, t'emballer. Autant que regarder le Gave en silence, seul, voir l'eau, l'écouter, comprendre chaque oiseau, vérifier les traces des animaux. Sentir le vent, les odeurs sur ton visage. Tu m'as appris les poissons, tu m'as appris le sauvage, moi je venais de la ville, je ne distinguais aucun oiseau sur la branche. J'avais vingt-trois ans. Il y a quarante ans. J'ai vachement changé. Tu le sais. Tu ne le savais pas. Maintenant tu m'écoutes parler à Fauvette mon aimée, ma copine de palier.

Tiens, tu as vu ? Ton coin sauvage est en ce moment traversé par une coulée, trace de passage d'animal qui descend à pic vers le ruisseau en bas. Je les adore ces traces là. Mystères dans la nuit, mystères du matin, du soir, quand la voie est libre et que les sauvages reprennent leur terrain. Tu es dedans, en plein.

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22 avr. 2023

Le dernier quart d'heure

 Maintenant je le sais, j'ai confiance.

Dans l'atelier, deux heures à ratasser sur un collage de collage, des choses les unes sur les autres, des couches de peinture, la recherche d'un motif peut être et puis à la fin, c'est la gadoue mentale.

C'est moche. Maintenant je le vois. Je le dis "C'est moche".  J'insiste encore un peu, j'y crois sans y croire, quelque chose va devenir, s'éclaircir. Mais non. Deux heures après, c'est moche.

C'est alors que cela se produit. Je ne sais pas comment ça marche. Cela vient tout seul. Je déchire, j'enlève, je sélectionne quelques morceaux rescapés de la gadoue. Je décolle, je reprends une feuille vierge ou un fond tout autre.

On repart de zéro. Et tout va devenir simple.

 

 

 

 

Assez souvent les bols m'appellent. Ils viennent apaiser mes questionnements et ma déception. Les bols ronds, évasés, je pense aux bols d'Asie, je ne sais pas à quoi je pense. Je pense beauté, simplicité, rondeur, élégance et mystère. Des bols où lire l'avenir. Des contes.

A partir de là, tout est simple, sans réfléchir, naturellement, je coupe, je colle, je dessine, je peins à grands traits de pinceaux et avec mes doigts, vivement, comme si je parlais aisément une langue étrangère, qui me porte dans le mouvement, une langue naturelle.

 


 

Et en quelques minutes tout est posé. Déposé. Allégé. Je suis arrivée sur l'autre rive. Je suis réconciliée.

 


 

C'est le dernier quart d'heure après des heures dans l'atelier à patauger. 

Cet après-midi, les bols sont revenus. Des amis prêts à tout. 

 


 

 Je dis "des bols" mais c'est peut être autre chose



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19 avr. 2023

Roscoff !

 C'est la photo plus que celle

C'est la photo plus que ça

Parce qu'on n'était à peine née, parce qu'on était celle qui est dans les bras. 

Donc, on ne se souvient pas.


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C'est la photo qui partout est restée, chérie, parmi une dizaine d'autres en noir et blanc, qui sont installées dans les recoins de la chambre, même loin d'ici, emportées dans les bagages et les avions.

Les photos rescapées.

C'est la photo qui fait presque pleurer à 63 ans, soixante trois années plus tard, parce qu'on ne sait pas exactement, pas très exactement ce que la famille a fait durant ce séjour breton inopiné. 

"Tu as failli mourir, alors on t'a emmenée en Bretagne". Pour l'iode, l'air marin, le vent, pour que je me nourrisse à nouveau. Qu'est ce qu'il avait ce bébé six mois après sa naissance à se vider ainsi et ne rien retenir dans son mini corps pourtant né potelé ? Le docteur a dit "Du grand air", une Thalasso pour bébés, on n'ira pas en Corse cet été. Cela n'arrivait jamais, ou presque.

C'est le grand-père paternel qui prend la photo, Robert, amoureux de la photographie. Sa femme, à droite, Alice, née au Québec, sa petite-fille à côté d'elle, ma soeur Alice, et mon frère devant. Mon père me porte, ma mère cheveux au vent surveille, à gauche.

Et tout à coup, après cet été iodé, je me suis "re naît", je me suis secouée, j'ai mangé avidement en Bretagne, mon teint a rosi, j'ai re démarré ma vie.

Depuis longtemps je me demande où cette photo a été prise. Ce matin, en réfléchissant à cette Bretagne adorée où je vais peut être séjourner cet été, je me suis dit " Et si j'enquêtais?". J'ai regardé cette photo de très près et j'ai constaté que les indices étaient maigres. On pourrait être n'importe où en bord de mer breton ! 

J'avais en tête Quiberon, mais en regardant la carte de mes futures vacances j'ai frôlé Perros-Guirec dont je n'ai cessé d'entendre le nom quand j'étais petite. Perros-Guirec par ci, Perros-Guirec par là. Mon père, lui, louait Quiberon qu'il avait beaucoup aimé. Sans doute un pont ou une route ou une digue en construction en 1960, année de la photo. Ingénieur des Ponts et chaussées, toutes les nouvelles constructions audacieuses le passionnaient. Bon, alors on était où finalement !?

 Eureka ! Je me suis souvenue que ma mère notait toujours derrière les photos les lieux et dates et parfois les personnes. Et toujours de me répéter "Il faut toujours le faire, car après on ne s'en souvient plus". 

J'enlève délicatement le cadre en verre et tente de détacher la photo qui est collée à la paroi et aux photos voisines, depuis des décennies. Je tourne doucement la photo et...de la plume délicate de mon grand-père je lis "Roscoff. Août 1960".

Roscoff !! On est bien dans le secteur auquel je pensais. 

Et maintenant que je sais avec certitude où j'étais à l'été 60, me reviennent des images de Quiberon, mais on est au moins huit ans plus tard car des souvenirs m'effleurent.  Quelque chose, par là, avait tapé dans l'oeil de mon père. Géographie, architecture, route sur la presqu'île... Bien des années après mon séjour "thalasso bébé", quelque chose avait attiré mes parents vers le Morbihan, et nous n'étions que trois, eux et moi, durant ce séjour.

En 1960, on longeait les côtes entre Finistère et Côte d'Armor. Ma théorie est que nous séjournions à Perros...et que nous sommes là en balade. Les bateaux vers l'Irlande et l'Angleterre étaient-ils là, à mouiller les yeux de ma grand-mère bilingue, née d'une mère anglaise ? La présence des grands parents est intrigante car nous n'étions jamais en vacances d'été avec eux. Ils vivaient à Paris et nous y allions tout le long de l'année, sauf en été. Ils sont peut être juste passés durant un week end. C'est fort possible.

Roscoff ! J'ai comme retrouvé un ami. Un sentier, un panneau de randonnée, un fil d'Ariane. Je suis avec eux quelque part, je sais où. Je sais où j'étais, je sais où nous sommes sur cette photo adorée. Ce n'est pas l'oubli, le manque, l'interrogation gardée durant soixante trois années "Mais où étions-nous tandis que je revenais à moi ?". Et il suffisait de regarder derrière la photo.

 

C'est la photo balancelle

Celle que tu es

Celle née, celle rescapée, celle portée

C'est la photo plus qu'une photo quand il ne reste plus que cela

Et aujourd'hui je retourne, je vois, je suis dans la photo

C'est la photo celle

Que tellement je vous aime, que tellement j'aime

Que nous pleurer est un cadeau


 
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17 avr. 2023

Il y a des livres


Il y a des livres que j'achète. Ils sont rares.

Je lis essentiellement des livres empruntés en médiathèque. Pour diverses raisons. D'abord parce que les médiathèques sont mes amies, elle m'aident à vivre, elles m'aident à oublier le mal de vivre, elles me remplissent de curiosités, de délicatesses, d'emballements, j'en ressors moins stupide et comblée. Guillerette, les bras chargés.

Et puis mes finances ne me permettent pas d'acheter tous les livres que j'aimerais lire. Les emprunter permet de les rencontrer. Et parfois de tomber amoureuse. De les vouloir à la maison, proches, indispensables à long terme dans ma vie.

Parce qu'ils sont tellement denses, en quantité et en qualité d'échanges et de savoirs, de ressentis et d'émotions, qu'il me faudra y revenir, les toucher, faire caresse ensemble, reprendre, se re raconter, les écouter encore. 

Une première lecture n'est qu'un survol tant le propos est grand, tant ils m'apprennent et me bouleversent. Tant je veux apprendre, vibrer avec l'auteur, encore, et plusieurs fois.

 

 Ce sera le cas de celui-ci. 
 
Deuxième lecture de cet auteur dont je garde à mon chevet, depuis des mois,  "Sur la piste animale", que je ne pouvais pas rendre à sa propriétaire. Un doudou.
 
L'auteur est inclassable, son style aussi. Philosophe de la vie, pisteur sur les terrains sauvages ici et ailleurs, passant une partie de sa vie à écouter, repérer, remettre en question la position de l'Homme face à l'Animal. Conversant avec les loups, allant devant l'Ours, changeant sa propre nature, de nouveaux sens déployés, ouïe, sensibilités de poils, regard, vue. Un autre monde.
 
Ce livre est une Bible hors norme et tout terrain. Un guide pour l'avenir. Un mode d'emploi pour évoluer, s'ouvrir, s'alléger, prendre nouvelles racines. S'émerveiller. Se poser. Comprendre.

Le style a une large palette, comme un éventail libertaire. Poésie, ressentis, leçon de choses, formateur, généreux de tout nous dire, de tout nous confier de ses recherches sur le terrain, du plus simple regard sur une patte de loup dans la neige, aux analyses fouillées sur notre monde et les avancées, les trouées à faire pour vivre ensemble, tout êtres vivants confondus. 
 
Mais pour cela il faut apprendre à se connaître et mettre à la poubelle nos fantasmes, nos préjugés, nos peurs irrationnelles. 
 
Il faut apprendre d'où l'on vient et ensauvager l'esprit. Il faut apprendre et oser. Il faut apprendre et s'enjoyer, s'extasier, se laisser fondre. Se dépouiller. Reconsidérer les mondes vivants. 
 
Depuis quelques soirs, dans mon lit, je bascule dans l'exaltation de la découverte ( peut-on chanter avec les loups ?) et l'émotion m'étreint sur des pages extraordinaires racontant les loups, leurs stratégies d'approche ( le loup répond-il, le loup se déplace-t-il vers toi ?). Leur intelligence face à des humains enforestés dans la montagne qui communiquent avec eux est d'une douceur confondante, ludique. Ils mènent ta barque avec délectation. T'emmènent dans leur sillage mental, trompent tes hypothèses, patte dans la patte, c'est une communication de l'hyper sensible. Bouleversante.
 

 
 


 

 


 

D'autres textes seront d'une autre facture sur d'autres contenus. 
 
Toutes sortes de sujets essentiels seront abordés. La théorie est toujours étayée et issue des expériences de terrains. Qui ne sont ni de l'éthologie ni de l'ethnologie ni de la biologie ni de.... Parfois un peu, mais surtout de nouvelles donnes sont en chemin, des croisements, des changements de points de vue et de valeurs. Changer ton regard, oublier ce qu'on t'a mis en tête. 

Pensées et actes révolutionnaires. Re penser, re agir, sur des axes nouveaux, libérateurs, généreux, vers l'ensemble, pour de bon.
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12 avr. 2023

La voisine enchantée

 Jeannine fut d'abord une voisine, au pied du vercors. Nous habitions la même résidence.

Vêtue toujours de vêtements amples et clairs, du beige aux blancs, elle m'intriguait un peu. Cheveux blancs coupés courts, allure droite, légère et qui distillait dans mon esprit des envies de se connaître.

Comme moi, elle adorait étendre son linge sur les fils collectifs au dehors. Elle revenait dans la journée, tourner le linge, le tâter, l'humer et s'extasier.

Quelle ne fut pas ma surprise de la voir démarrer en même temps que moi les nouveaux cours de taï chi chuan au centre du bourg, à 15 mns à pied de mon appartement. 

Notre amitié débuta. Le taï chi demande beaucoup de mémorisation pour retenir les "formes" les gestes, mouvements de la pratique. Une sorte de danse, vue de loin. Elle demanda de l'aide, je suis alors venue chaque semaine chez elle où nous répétions ensemble ce que nous avions appris durant le cours hebdomadaire. Séance délicieuse où je découvrais cette femme à part. Libérée, libre, en connexion avec toutes les forces invisibles. 

Son appartement était chaleureux, d'épais tapis au sol, des dessins, des photos, des objets choisis, des vases et des fleurs, des pierres, des pommes de pins, la nature entrait chez elle. Elle avait divorcé vers la cinquantaine, un évènement déterminant pour elle qui avait tout subi dans sa vie. Elle vivait enfin à sa guise, à sa mesure, et développait, depuis sa retraite récente, ses talents de méditante, visionnaire, astrologue, etc. Elle parcourait la France pour faire des formations, des stages. C'était une fleur qui s'épanouissait après plus de cinquante années de frustrations et d'inhibitions.

Je crois qu'elle m'a beaucoup appris, elle m'a ouvert des voies. C'était juste avant l'an 2000. Nous avons vécu 15 années d'une amitié hors norme. Elle avait presque 20 ans de plus que moi, mais elle était une vraie copine comme on en rêve. Toujours présente et généreuse, son but était de répandre la joie, d'honorer chaque micro moment de bonheur. Cette joie nous unissait. 

Elle connaissait tout de la nature, les plantes comestibles qu'elle glanait juste au dessus de la résidence, ses salades fleuries, elle m'épatait. Elle évitait l'allopathie, elle se soignait le plus possible de manière naturelle. Il y avait eu des épisodes très lourds, de maladie, dans son "autre vie". Moi j'arrivais au bon moment, sans informations sur l'ancienne Jeannine. On était à l'unisson.

Nous nous écrivions, nous nous sommes toujours écrit, même en vivant à proximité. Petits messages déposés dans la boîte, petits dessins, petits mots de remerciements. Chaque moment heureux était célébré et remercié ensuite, le jour suivant. Elle m'a appris cela. J'ai gardé ce besoin, cette envie, de dire merci.

C'était la première fois de ma vie que je vivais une amitié réelle et hyper vivante avec une personne plus âgée que moi. Il se trouve que nous avons toutes les deux quitté le bourg pour aller en ville. On se postait des lettres tout en habitant la même commune. Elle a démarré les collages, elle a osé faire des dessins sur ses enveloppes. On marchait ensemble sur les petits chemins, dans la forêt au sol sableux. On décidait de se taire, le décidait-on ? On aimait écouter les arbres, parler aux jeunes bourgeons, sentir le vent, marcher lentement, humer les fleurs, toucher la terre, enlacer les troncs. Elle aimait s'allonger dans l'herbe et regarder le ciel. Elle marchait pieds nus dès qu'elle pouvait, pour caresser l'herbe ou tâter le sable des sentiers forestiers. On emmenait un goûter, on s'asseyait sur un coin d'herbe ou sur un tronc au sol et on grignotait, s'extasiant sur notre bonheur, nos découvertes in situ.Lors d'une promenade sur une colline, nous tombons par hasard sur des champs d'abricotiers et de pêchers. Tous en fleurs. Nous nous asseyons dessous tandis que des milliers d'abeilles butinent au dessus de nos têtes. Instant magique, éblouissant. Nous étions aux anges, c'est le cas de le dire. Elle qui connaissait le sien.

Jeannine ne cessait de parler de son bonheur de l'instant. Ce que nous vivions ensemble était exceptionnel. Je le savais, je le savourais. 

Peu après ses quatre-vingt ans, son esprit est devenu embrouillé. Elle était très fatiguée. Elle ne conduisait plus, je conduisais pour elle quand elle me le demandait. Elle avait une fille très très présente, chez laquelle elle passait des week end parfois, puis un peu plus. Nous étions moins en contact et elle ne pouvait plus écrire. Grande lectrice, elle ne pouvait plus lire ne retenant rien. Assez rapidement, après avoir vécu chez sa fille, elle est entrée dans une maison de retraite. Un lieu tout en rez-de-chaussée, moins pire que certaines maisons de ce type. Je suis allée la voir plusieurs fois. Elle restait calme, se contentant de son sort, on mangeait des gourmandises, on se promenait alentours dans le joli village drômois.

J'ai espacé mes visites et un jour sa fille m'a annoncé son décès. Je ne suis pas allée à son enterrement, je ne vais pas toujours aux enterrements. L'essentiel, pour moi, est l'avant et l'après. Une semaine après, je suis allée sur sa tombe. Je voulais être seule avec elle. Elle m'avait souvent parlé de ce moment de sa vie. La disparition physique, qui n'est qu'une façade, un commencement, une transformation. Elle avait choisi depuis longtemps un cimetière en bord de rivière dans un hameau au fond de la vallée. J'ai découvert cet endroit, mini cimetière, intime, secret, bercé par le chant de la rivière joyeuse. Elle ne voulait pas de marbre ou de ciment. Elle aurait voulu être enterrée comme les indiens d'Amérique, sans cercueil, mais ici ce n'est pas possible. Elle voulait que la terre au dessus d'elle soit recouverte de végétation. J'ai amené deux plantes que j'ai mises dans cette terre encore fraîche, ainsi qu'un oiseau-décoration-poterie grise que j'avais peinte en rouge-gorge, son compagnon favori.

Dernièrement j'ai retrouvé des courriers d'elle. J'ai affiché une de ses enveloppe-collage. J'ai retrouvé ses mots, sa façon de m'écrire, de toujours m'aimer, gratifier. Nous parlions de tout, de beaucoup de choses essentielles, elle était écologique avant l'heure, elle économisait l'eau, elle était contre la surconsommation et le gâchis.

 Je n'ai pas de "case" où la mettre, "amie" est la meilleure définition, mais une amie spéciale, vraiment originale, qui adorait les êtres différents et l'audace. Avec laquelle je correspondais même à deux kilomètres de distance. Un cadeau. Vis, ose, suis tes intuitions, était son mantra.

Je l'avais sans doute un peu enfouie quelque part. Je pense qu'on fait tous cela avec des êtres qui ont comptés et ont été exceptionnels pour nous. Il faut vivre sans, la vie avance, ils sont dans une boîte à trésors. Et puis en relisant son courrier, j'ai été étreinte profondément, comme si elle était encore là, et je sais qu'elle est là, je le sais mieux aujourd'hui. Cela m'émeut sincèrement. Il fallait à tout prix que je l'écrive ce matin. 

Cliquer sur la photo...

 
 
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29 mars 2023

5 textes en ont tellement dit

 Portraits d'amies perdues.Projet d'écriture de mars 2023, suite et fin.

 

Déjà cinq articles, cinq portraits d'amies perdues-de vue écrits ici.

Ce matin il fait soleil, depuis hier le printemps pousse la porte. Je regarde le jardin s'émerveiller, frissonner, vivre avec une intensité exceptionnelle.

 Je reprends mon Journal de bord où j'avais posé les bases de ce projet sur les amies "perdues". Je fais le point. Je liste, je dégage des grandes lignes. Je découvre que les cinq portraits posés ici ont en eux tous les essentiels, les grands repères y sont. 

Dans mon Journal j'avais listé treize amies. Mais je vais m'arrêter là. J'écrirai à d'autres moments sur ces huit femmes qui devaient être dans les prochains textes : L'active, La Photographe, La Bosseuse, La Fulgurante, L'intrépide, La forteresse, La Chamane, La Confiante. 

Je les garde au chaud. J'ai déjà écrit sur certaines d'entre elles. Je les aime. J'aime toutes les treize "perdues". Elles ont marqué ma vie.

Cet exercice, que je clos pour le moment, m'a permis de ranger un peu ce dossier chéri. De prendre du recul sur les grandes lignes.

Comment se font ces rencontres, quels sont leurs appuis ? Qu'est ce qui a été déterminant pour moi ? Et comment se défait-on ? Tranquillement ou avec maladresse? Suis-je nostalgique ou simplement heureuse. Heureuse, je le confirme. Gâtée. 

Vit-on bien quand nos amies ne sont plus là ou sont juste "loin" géographiquement ? Oui. Depuis quelques années, je tends vers cette réconciliation intime.

Les cinq portraits déjà posés contiennent tout de nos histoires d'amitiés passées.

1. Tout comme les amitiés sont nées dans l'évidence, les ruptures se font dans  le cours de la vie, tranquillement, souvent sans regrets. C'est doux et sans questions, c'est naturel pour une majorité des cas.

L'amertume peut se glisser parfois. Il peut y avoir un courrier de trop ou un courrier qui manque. Une brusque décision, l'incapacité à bien s'exprimer, quand on est jeune, ou l'incapacité à se taire... quand on est jeune!  Des sautes d'humeurs, des circonstances, une saturation un soir d'été dans une maison bondée. Et "quand on est jeune", on est orgueilleux, même si on ne le sait pas, on est con même si on se pense ouvert et malin. Ces moments mal foutus et souvent déterminants, on les regrette amèrement. Ils ont été des gifles mentales pour moi. Pleurer ne suffit pas. Regretter c'est trop tard. La seule chose à faire est de faire autrement la prochaine fois. Des leçons de vie.

J'ai tout de même eu le soulagement de m'apercevoir que seules deux ex-amies VRAIMENT "perdues" entrent dans la catégorie des : "TU as déconné". Ouf.

2. La fulgurance des rencontres est en majorité liée à mon travail dans l'humanitaire. C'est un élément formateur et merveilleux de ma vie. Trois missions dans trois pays, ça marque. Les personnes qu'on y côtoie sont hors norme.

Plus de la moitié des treize portraits initialement prévus sont de cette trempe et d'une vitalité débordante.Une solidarité de fond générée par un contexte précis.

 Projets communs, socles d'entraides dans des métiers liés au don de soi. Femmes-Totems, femmes-guides, femmes-modèles, fureur de vivre et de bouger, forces des apprentissages permanents, adaptabilité vitale, soutiens indispensables, doutes majeurs partagés, épreuves et courage. Nous sommes ardemment  dans le présent, on s'encourage, nous sommes indispensables les un.e.s aux autres. Se forment des complicités durables, uniques et fidèles, où la durée de la relation n'a pas d'importance. Ce sont rarement des amies faites pour "rester" puisque nous vivons en mouvement perpétuel, physique et intellectuel. On se rencontre sur le terrain. L'action domine, nous avons fait des choix de vies originales et difficiles. Des défis.


3. Dans ce flot de vies, ici ou ailleurs, viennent aussi les crises intimes, les gouffres, les tremblements. Pas besoin de vivre au bout du Monde. Et au bout du Monde ces bouleversements intenses te cueillent aussi, avec épines toxiques. 

Alors il y a celles qui m'hébergent, m'accueillent. Les clés de ta maison dans ma poche. La sororité, la compassion, la douceur de ta maison en bois, nos confidences alors que tu n'es que la femme d'un copain. On ne se connaissait pas. Je dors en bas dans la moiteur, les souris grignotent la chambre. On est souvent ensemble vers 18h,  dans la cuisine. Tu recueilles mes doutes et mes peines, je te découvre. J'apprends la cuisine khmère. Dans quelques années ce sera ton tour de quitter, hélas.

 Il y a celles que j'amène à l'hôpital, ou vers des cliniques secrètes, pour avorter. Leur sang coule sur la banquette arrière, leurs gémissements, coude à coude, les attentes angoissantes. Les peurs. Ici et ailleurs, très loin. A Lyon comme à Pnom Penh l'histoire est la même. 

J'étais juste une copine, une voisine, je deviens une amie. Tu m'appelles en urgence, on passe des heures à l'Hôpital où l'on t'en fait baver. L'histoire avec le père n'était pas stabilisée.  Dix ans après je reçois le faire-part de celui que vous avez gardé et que vous chérissez et dont le handicap remettra vos vies dans un nouveau sens. Je suis bouleversée de recevoir ce courrier. Je revis cette journée de douleur, où j'ai vu "son aîné" partir. On se téléphone. On ne se reverra pourtant plus.

Je suis une collègue, je suis leur responsable, je détiens les autorisations de sortie de territoire, j'ai des amies-collègues dans le pays voisin mieux équipé. On fait l'aller-retour dans la journée. Je deviens ton amie. Tu frôles la septicémie au retour. On avoue notre virée aux potes de Médecins sans Frontières qui sauveront la mise.

Basculements, effondrements, retournements,glissements. Vie de famille qui vrille, couple qui retourne sa veste, violences tues qui détruisent l'amie que tu pensais solidement ancrée. Ici ou ailleurs. Crises de putain de vie, crise de vivre. Enfant handicapé. Changement radical de perspectives.  

Epreuves profondes partagées. Néanmoins le temps va nous séparer. Peut être même, s'être tant mis à nu sépare. On veut tourner la page, faire sang neuf. 

Nous avons posé nos cailloux blancs sur nos chemins respectifs. Nous sommes des ouvrières laborieuses, le chantier continue. Chacun sur son baudet.

 Ce que je ne saurai jamais c'est quel souvenir gardent de moi ces amies qui ne sont plus là. Et pourquoi, moi, je les aime toujours autant. Elles m'ont façonnée.Ma gratitude est entière.


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28 mars 2023

La Studieuse et La Courageuse

 Projet d'écriture de mars 2023. Portraits d'amies perdues.

 

Elles sont dans la même équipe, elles travaillent main dans la main. Nous sommes au Cambodge, on a le même employeur.

Je ne peux pas ne pas les mettre dans ces portraits d'amies perdues, même si, au fond de moi, je sais que je n'avais pas vraiment idée qu'on se garderait.

C'est l'histoire d'un moment court, six mois disons, où l'on vit comme en transe, où tout s'emballe, où chaque jour compte une année. Je rejoins en janvier une équipe d'humanitaires, ils sont déjà cinq. On sera cinq femmes et un homme. Je ne compte pas tous les khmers qui travaillent avec nous, de près ou de loin.

La Studieuse est une femme douce, qui parle posément. Mesure chaque chose. Elle a un parcours d'assistante sociale et de chercheuse en sociologie. Elle travaille avec les enfants des rues et ceux vivant dans des décharges.

La Courageuse est installée avec un enfant de 18 mois. Elle a déjà baroudé. Elle est infirmière. Cet enfant est issu d'une union passionnée avec un Afghan lors d'une mission sur place. Elle a gardé cet enfant en sachant que le père avait une famille et ne serait jamais là pour elle. L'enfant porte un prénom afghan. Rien que cela, dès que tu la rencontres, ça calme, ça provoque une admiration, un respect. C'est une femme qui fait ce qu'elle veut de sa vie, coûte que coûte. 

Elle me prête son appartement durant un mois. Un appartement qui, en un mois, a vécu  des évènements marquants. J'ai alors pour voisine La Studieuse.

Un clash dans notre ONG va nous unir et changer nos vies. Très vite après mon arrivée, les débats émergent sur le rôle de la Présidente au siège, en France. Femme de ministre, le Cambodge est son pays de coeur, elle y a adopté un enfant. Elle a le bras long, et serpente comme elle veut dans les méandres, les compromissions, les magouilles et avantages "entre amis". On est dans un pays qui sort à peine du génocide de 1975 après des décennies de colonisation, française entre autre.

Sur place, nous, les acteurs de terrain, nous n'avons pas assez de marges de décisions, de manoeuvres. Tout doit passer par la Présidente, même un pneu à réparer, des voitures à réviser. Elle téléphone au garagiste, elle court-circuite le travail du coordinateur, etc etc. La rébellion gronde. Un soir on se réunit chez le coordinateur et on fomente un coup d'état. Tout simplement on décide de proposer un organigramme plus clair, avec des fiches de postes définies, le tout pour nous donner une meilleure autonomie, plus cohérente avec le travail de terrain.

Je propose qu'on mette en balance nos démissions. On donne huit jours à la Présidente pour nous répondre et négocier des propositions. Et on avise. Bien entendu, la réponse sera "Non". Et sur les six salariés français quatre démissionnent par fax. On part ensuite fêter ça dans un ancien bel hôtel en déliquescence (comme tout ce qui se trouve à Pnom Penh, la capitale où nous vivons). Au bord d'une piscine sale, sous des palmiers défraîchis, on s'offre un thé avec gâteaux, au prix du caviar, en se marrant comme des dingues, exaltés par notre audace et notre fureur d'exister.

Auparavant, La Studieuse sera malade plus d'un mois sans que rien n'y fasse. Elle ne peut plus manger et reste au lit. Un virus ? Les khmers viennent la nourrir avec du lait de coco qui guérit tout. Tout. Je l'apprends auprès d'elle, a son chevet. Trois mois plus tard c'est moi, en pleine panique, qui court chez les copains de MSF, au labo d'analyses, pour faire un test de grossesse. C'est vous dire qu'on vit tête la première, sans s'arrêter, un cocktail de retournements, de décisions vitales à la pelle et d'apprentissages permanents. Et je ne dis rien de nos missions, des visites dans les écoles de campagnes, par exemple,  où nous formons les institutrices, et des secrets échangés lors de ces séjours sur le terrain, sous les moustiquaires, avec une autre collègue extraordinaire et mémorable.

On va tous se séparer. Tout le monde retrouve un travail, en 1992 le pays est de nouveau ouvert à toutes les aides internationales, ça recrute à tout va. Mes collègues vont partir travailler à une centaine de kilomètres, je suis la seule à rester dans la capitale.

De retour en France j'écris, surtout à La Studieuse, qui est très seule sur son lieu de travail. Elle dispose mes lettres sur sa table de chevet près de la moustiquaire, dans la chaleur oppressante. "Elles sont ma compagnie", me répond-elle par des lettres qui finissent par m'arriver. 

Elle rentre chez elle en Bretagne, entre deux missions, pas sûre de la suite à donner à sa carrière. Elle m'invite un été, pour son anniversaire. Je découvre la Bretagne des terres, ses parents sont agriculteurs. Je découvre la traite des vaches par centaines. Ses parents sont adorables. On cuisine, on aide, je l'accompagne chez le rebouteux. Elle est en dépression sourde, en arrêt de travail. Nous allons à la mer, nous faisons des courses, elle va chez le médecin. Je découvre à quel point les bretons roulent en voiture pour toutes les activités de la vie. On passe notre temps en voiture. Elle me raconte le pensionnat où elle a été mise dès l'école primaire et le chagrin épouvantable que cela a été.

J'apprends les galettes, les crêpes, la macédoine des légumes du jardin. Tout cela se prépare trois jours avant. Nous écossons, coupons, remuons, veillons. La fête rassemble des tablées entières. Accueil, bonne humeur. Tout le monde chante. Elle a préparé deux chansons a capella. Je suis tellement flattée, honorée d'être là. J'apprends et découvre beaucoup. C'est un cadeau qui me reste pour toujours.

La Studieuse reprendra des études, elle est douée et bosseuse. Elle deviendra chercheuse à vie, ce pourquoi elle était faite, et prof à la fac. Elle a étudié le rapport entre Boudhisme et politique. Une thèse énorme et originale. Qui lui ouvre les portes, les publications, un nouvel avenir brillant.

La Courageuse écrit moins mais on reste en contact deux-trois ans. Elle n'a pas de famille accueillante en France, elle vit dans un camping entre deux missions. Elle travaille en Amérique Centrale, en Jamaïque. Jusqu'à sa reprise d'études à Liverpool où la vie est rude, les  études douloureuses, et au téléphone elle me propose de venir. Elle se sent très seule. Malheureusement je ne viendrai pas, elle sera déçue. Moi aussi.

Je ne sais rien d'elles depuis 1996, année de mon départ au Laos. On s'est oubliées de façon très naturelle. Je pense qu'on a gardé nos souvenirs de cette période cambodgienne à la fois trépidante et trop pleine de remous, où, pour ma part, j'ai vécu  un crash émotionnel qui durera longtemps. J'ai quelques clichés de cette période mais si peu, et aucune photos d'elles. J'ai des photos du Cambodge prises par La Studieuse qui était une remarquable photographe reporter. Elles sont dans mon album. Je dis en les montrant "C'est elle qui a pris ces photos exceptionnelles". Portraits de femmes, enfants et paysans. J'ai une photo de moi sur le balcon de l'appartement de La Courageuse, et je dis, en la montrant "J'étais chez elle".

 Elles sont dans mon album photos de cette période, 1992-96, où je suis entrée dans un tsunami intérieur sans lequel je ne serais pas celle que je suis aujourd'hui.


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23 mars 2023

La Tranquille

  Projet d'écriture de mars 2023. Portraits d'amies perdues.

 

Oh la belle époque !

1997. De retour du Laos je viens d'arriver en Drôme. J'y vis depuis trois mois quand je signe un contrat de travail sur trois ans, avec un contenu et des défis à ma mesure, cette mission va m'apprendre beaucoup et n'est pas totalement différente de ce qu'on peut mettre en place à l'étranger, loin.

Bonheur double, nous sommes deux, chacune avec son propre employeur, à devoir monter ce projet de santé publique, sur un mi-temps où nous travaillerons main dans la main. Et voilà ma Tranquille !

On va vraiment bien avancer ensemble, sur ce projet d'accompagnement à la santé-bien-être et aux soins pour les 18-25ans. C'était avant la C.M.U (couverture maladie universelle) de 2000, qui a ouvert l'accès à la santé gratuitement pour toutes les personnes à petits revenus. Je n'y connaissais rien en insertion des jeunes gens. Elle m'était d'autant plus indispensable.

La Tranquille et moi, quel duo improbable. Nous étions très différentes, sur de multiples plans. L'intranquille avec une tranquille? On a déchiré! 

Elle est de grande taille et sa voix est douce, jamais elle ne hausse le ton. Avec elle je découvre l'ambiance drômoise, elle est ma première collègue locale pur jus. Miam.

Tout ce qu'elle m'a appris ! Je ne parle pas que du boulot, où elle connaissait déjà beaucoup de partenaires, elle était précieuse. Mon guide. Mais surtout, elle m'a initié à cette délicatesse locale, cet amour de la nature, cette diplomatie ambiante. Au militantisme aussi, militantisme doux et social, convaincu.

J'atterrissais dans un département où tout le monde est heureux d'y vivre, les locaux en premier. Quelle joie !  Les drômois appréciaient de partager leur douceur de vivre et aimaient que des personnes venues d'ailleurs dévorent leur pays, l'aiment, s'y installent, prennent des emplois. Ouverture, ouverture, accueil. Piouf !

Les drômois aiment leur terre, aiment tout de ce qui y vit, ne se plaignent pas, passent beaucoup de temps dans la nature, prennent soin de leur santé, s'aèrent. Ils sourient, invitent, partagent leurs bons plans, leurs bons coins ( pas les ardéchois qui gardent pour eux les coins secrets des baignades en eau vive!). Mais un drômois a souvent du sang ardéchois. Grâce à elle j'ai eu le sentiment d'être adoptée, j'ai eu beaucoup de chance.

Et en prime j'apprends à connaître La Tranquille hors du travail. Elle m'emmène chez elle, cette grange parfaitement aménagée en maison, sur le terrain de ses parents arboriculteurs. Elle mange plein de légumes, ceux que son père cultive, et comme tout bon paysan, il ne peut pas faire un petit ou moyen potager, le sien peut nourrir une dizaine de personnes. Et elle me donne. La Tranquille a une générosité débordante. Elle a la foi envers l'Humain, de cette humanité qui penche vers le courant protestant que je vais découvrir ici. Car en Drôme, il y a des temples, des traditions, des Histoires, et le protestantisme se vit au présent. Centres d'accueil, activités, engagements, restaurants collectifs où se mêlent divers publics, etc. 

La Tranquille a une soeur qui vit depuis les années 90 environ, en Crète, dans un habitat troglodyte, avec son compagnon. Ils ont des petits contrats avec des bergers et des artisans locaux. Ils vivent en dehors de la société de consommation. Il faut marcher assez loin pour chercher de l'eau. Quand j'apprends cela je suis épatée. C'est toujours passionnant de voir les destins dans une fratrie. Deux soeurs. L'une en rupture de la société occidentale, l'autre ancrée en sa terre, vivant en face de la maison de ses parents. Ce couple atypique reviendra en Europe au début des années 2000 pour des raisons de santé tout d'abord, et ensuite pour changer ce mode de vie devenu trop ardu, très physique, éprouvant au bout de dix ou douze ans. Comment ont-ils tourné cette page ? Quelle vie ont-ils retrouvée et où ? Je n'en sais rien. Elle était très discrète sur sa soeur, la voyant peu, le couple n'ayant pas les moyens de prendre l'avion. J'avais oublié cette soeur originale, elle vient de me revenir en écrivant ce texte.

La Tranquille m'apprend la nature, la santé par la nature, les plantes, les huiles, les graines. (Finalement, elles sont bien reliées ces deux soeurs.). Je suis contaminée. Enchantée. Cette région est à l'époque (avant 2000) en haut du tableau des initiatives écologiques et solidaires. Chez elle on mange doux, frais et bon. J'y découvre aussi la retraite des paysans, la vie ralentie, après les arbres, après les fruits, après les moutons et les vaches dont il faut se séparer. 

Dans la ville où nous travaillons, elle me montre LE restaurant végétarien de dingue, qui va changer ma vie lui aussi. J'avais déjà mangé végétarien, par ex, à Paris, mais là on est bien au delà. Je ne cesse de découvrir, en fait, c'est une période bénie où tout me réussit.

On a travaillé ensemble trois ans. Je pense qu'ensuite nous nous sommes donné des rendez-vous de temps en temps, et puis la vie, les boulots, nous ont séparées. Cela s'est fait sans regrets car je n'étais pas vraiment une amie intime. Ses amies je les connaissais de loin. Elles partaient ensemble camper, elle partaient en vacances en plein air, un groupe de femmes soudées. Des femmes qui partaient, sans leurs mecs, sur de courts  séjours de vacances. Tiens, tiens...pas mal ça !

Sept ans après ce beau partenariat, alors que nous sommes peu en contact, la voilà dans notre camion de déménagement, la seule à nous aider, accompagnée d'un panier très beau, que j'ai toujours, avec cadeaux et fruits et légumes. On se ré installe en Drôme. Elle donne, c'est sa vie, sa foi, son socle. Quelques années auparavant je déménageais d'Ardèche vers l'Isère, et ne savais que faire de certains meubles, dont une télé. Qui me propose de les garder dans le cagibi de sa grange ? C'est à toi, lui dis-je, tu prends ou tu vends, tu fais ce que tu veux. Je suis devenue une vraie drômoise?

Après ce déménagement où elle participe activement, alors qu'elle connaît bien ma nouvelle adresse, curieusement je crois qu'on ne se revoit plus. Elle a pris des fonctions de responsabilités assez lourdes qui lui ont demandé une année de formation à Paris. Je sais que ce fut dur. Je pense que cette expérience enthousiasmante au début ( grosse promotion personnelle) a dû lui peser à la longue. Je ne sais pas ce qu'elle vit actuellement. Ses deux enfants, dont j'ai un peu suivi le parcours jusqu'au Bac, sont des adultes qui ont dépassé la trentaine. A-t-elle changé de branche professionnelle, refait des formations ? Elle en est capable. Dans la botanique ? Elle adore. Cuit-elle du pain dans une épicerie engagée qui propose des paniers bio? Elle en est capable aussi.

J'ai regardé sur facebook. Trouvé un vieux site abandonné depuis quatre ans, il me semble. Je n'ai rien fait. Je crois qu'on s'est séparées, perdues de vue, comme on dit, de manière naturelle. Si un jour on se croise quelque part, ce sera de façon simple et naturelle, impromptue. Elle est comme ça.

 

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21 mars 2023

La Forestière

 Projet d'écriture de mars 2023. Portraits d'amies perdues.

 

Je la nomme ici "Forestière" en souvenir de nos si nombreuses balades en forêt. Mais j'aurais pu la nommer La Potière, les mains dans la matière, elle a de l'or au bout des doigts.

Forestière parce que je garde toujours en tête sa beauté délicate penchée sur les ronces, les mûres, et tout ce qui se ramasse et se mange, son amour des arbres et des végétaux qu'elle m'a sûrement transmis. Dès qu'on avait du temps, on partait marcher et récolter, cueillir. Faire des confitures, des bouquets, replanter des pousses.

On se connait depuis le Lycée, on s'est connues longtemps. J'ai souvent eu les clés de ses maisons. J'ai été là dans des moments charnières, elle le fut aussi pour moi. 

Nous avons fait nos devoirs dans sa chambre d'adolescente, une chambre assez sage, dans une maison très propre et lisse où il ne fallait pas laisser les miettes du moindre biscuit. J'ai toujours remarqué ces détails dans les maisons de mes copines de classe car chez moi c'était très différent, propre mais très vivant avec des choses de ci de là et de la gourmandise dans les placards. On se réfugiait dans la chambre, on étudiait sagement. Elle était meilleure que moi.

Je ne sais plus comment nous sommes devenues des femmes, des adultes, tant on se côtoyait régulièrement. On savait presque tout de nous, de ceux qui nous plaisaient, qu'on aimait, de nos amis communs ou pas. De toutes les soirées de danse et de musique.

J'étais proche d'elle à des moments terribles, et elle aussi. Mais c'est elle qui m'hébergeait, moi je n'avais pas d'appartement durant de longues périodes. Elle était généreuse avec moi, compréhensive, douce. J'ai connu son enfant bien avant sa naissance, nous avons habité à trois par moments, le père ne vivant pas avec elle. 

Elle m'a montré l'amour des chats, je n'étais pas prête, un peu distante, ayant été élevée dans la peur des animaux. Mais je les gardais avec plaisir.

Nous avions l'écriture en commun, la facilité d'écrire, elle aimait la poésie. Et c'est un courrier qui nous a séparées. C'est pour cela que j'écris cette histoire avec des pincements au coeur. Je n'ai pas su la garder. Elle fait partie des amies avec lesquelles le manque de proximité régulière, les centaines de kilomètres entre nous à partir de  mon retour en Europe, mon statut de non-mère, toute une myriade de faits et de choix nous ont éloignés.

Que nous restait-il si on ne se voyait plus, si nos enfants ne jouaient pas ensemble, tandis que j'avais du temps libre plus facilement pendant qu'elle travaillait à temps plein en élevant parfois seule son enfant ?

 Notre relation épistolaire n'a pas tenu le choc. J'ai reçu des lettres puis je n'en ai plus reçu. J'étais triste, je ne comprenais pas, j'étais isolée, sans amies dans mes débuts de vie drômoise. Je lui ai écrit une lettre où je réclamais sans doute trop. Sans expliquer ce que je vivais, sans parler de ma peine. J'étais alors perçue comme une fille qui est égoïste et vit sa vie comme elle veut quand elle veut, qui décide de tout, et personne ne pouvait penser les creux qui allaient venir. 

Je crois que toute personne qui vit toute sa vie dans son périmètre d'enfance ou d'adolescence, qui construit sur ce terreau, social, affectif, familial, géographique, et n'en part jamais que pour des vacances, toute personne vivant ainsi n'a aucune idée de ce que c'est d'être loin de ses amies, même si on l'a choisi, même si on construit de plein gré cette vie "expatriée". J'avais vécu dans trois pays, je vivais en Drôme, tout le monde me pensait très heureuse et peut être bien chanceuse. Pourtant j'ai beaucoup souffert de solitude affective, amicale.

En retour de cette lettre maladroite et dérangeante où je réclamais des nouvelles, j'ai reçu un courrier me demandant de cesser de croire que le monde tournait autour de moi. Je me revois ouvrir l'enveloppe dans l'entrée de mon immeuble, lire avidement, et je sens mon corps s'affaisser, encaisser. Coup de poignard. Prends ça dans la tronche, tu l'as bien mérité non ? Tu es une enfant gâtée, vis un peu comme un adulte Bon sang !

Je n'ai plus eu aucune nouvelle depuis. J'avais 38 ans, j'en ai 63. Je n'ai plus osé aller vers elle, je m'étais sentie repoussée. C'est sans doute une erreur. On fait beaucoup de conneries dans une vie. J'ai beaucoup tourné dans ma tête cette phrase " tout tourne autour de toi", qui avait bien sûr sa réalité puisqu'on me ressentait ainsi. Je ne l'ai jamais oubliée et elle m'a sans doute aidée à m'exprimer autrement par la suite, à être méfiante vis à vis de moi-même, peut être. Pas toujours. Je sais maintenant mieux revenir sur mes erreurs de communication, j'ai tenté et je tente toujours d'expliquer qui je suis, pourquoi je pense ainsi, d'où viennent mes positions et mes réactions, quelles sont les émotions qui me traversent dont je suis parfois l'otage. 

Cette dernière lettre de cette amie, ce dernier signe, restent vivants, restent utiles tant ils m'ont faits mal . Un autre portrait d'amie viendra bientôt raconter un évènement un peu similaire. Le courrier est un marqueur essentiel dans ma famille paternelle, décisif, génétique. Traumatique, peut être.

Même aujourd'hui je n'arrive pas à bien exprimer à quel point j'aimais cette amie que je ne connais plus. Je ne suis même pas sûre d'être capable de la revoir un jour, chez des amis, par exemple, sans flancher. Une sorte de rancoeur déplacée m'entrave. Il faudrait, un jour, repartir cueillir dans les bois.

 

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20 mars 2023

La chanteuse

 Projet d'écriture de mars 2023. Portraits d'amies perdues.


Mais où l'ai je rencontrée ?

De tous les portraits à venir c'est le plus court dans le temps. La fulgurance d'un essentiel moment. Le cadeau qu'elle m'a fait sans le savoir.

On est à Paris c'est sûr

L'ai-je rencontrée à la fac d'Arts plastiques, de St Denis-Paris8 ex-Vincennes ? 

Est-ce grâce à ce cours de chant qui n'est pas un cours de chant mais d'expression vocale-de-soi, donné par une femme incroyable, visionnaire rebouteuse d'âmes, chamane des sons qui nous fait monter sur un tabouret et crier puis en descendre et chanter ce qu'on veut tandis qu'elle prend la main et tâte notre pouls spirituel. 

Après des semaines à accompagner-encourager-recevoir l'exercice de mes compatriotes étudiants,( nous sommes tous debouts dans la salle, en cercle), je me lance. Quand je descends du tabouret la prof me regarde et me dit en serrant mon poignet "Mais vous êtes là pour quoi vous ? Vous cherchez quoi?". Je me tais, tétanisée, durant ces séances les vibrations sont tellement palpables qu'on est tous saisis. Parfois on pleure, souvent on se retient, on rit aussi, on fait corps. "Vous n'êtes là que pour donner" me dit-elle, lâchant mon poignet. Je suis perdue. Déboussolée. Elle me fout la trouille.  Au secours. Je suis partie peu de temps après.

Ce cours a marqué toute ma vie, tout comme le grand moment d'auditions au Conservatoire de Paris avec La Chanteuse.

Etait-elle dans le groupe d'étudiants ? Etait-elle sur deux des autres ateliers de chant où je suis passée ? Etait-elle amie d'amis? Bossait-elle dans la plus grande Poste de Paris avec moi. Entre 6h du mat et 11h, où se croisaient beaucoup d'étudiants très marrants, étudiants de tout un peu partout, un régal.

Je ne me souviens de rien. L'unique vision très nette que j'ai d'elle est celle de cette femme bien plantée sur la scène, salopette rouge cheveux acajoux guitare en main. Elle m'a demandé de l'accompagner au Conservatoire de Paris pour la soutenir dans son audition. J'y viens guillerette, curieuse, passionnée, émue, sans avoir la moindre idée de là où je vais mettre les pieds.

Elle chante Barbara seule avec sa guitare, seule en scène. Nous sommes une vingtaine de spectateurs dans l'immense théâtre, le jury est visible, de dos, en contrebas. Concentrations en mégatonnes, tremblements, peurs. Moment de vie intime,  décisif, pour les candidats et finalement pour moi à une moindre mesure.

J'arrive dès le début des auditions auxquelles je vais toutes assister.Une claque, un choc émotionnel qui m'entre dans toutes les pores de ma peau, tous les neurones en vrille. J'apprends, je découvre, je suis pétrifiée, je suis en scène avec eux tous, j'ai un trac de malade assise sur mon fauteuil. Je savoure le privilège aussi, la chance de vivre cela, je la savoure encore aujourd'hui. Il y a des fois qui sont des une seule fois qui dure en nous éternellement, c'est comme ça.

Elle chante, je crois qu'elle chante deux chansons. Un pianiste est à disposition pour ceux qui le veulent. Je la trouve magnifique. Elle est habitée, elle n'a pas peur, elle interprète les paroles, elle a la fibre,  belle Terrienne courageuse, combattante, artiste qui connaît déjà la scène en amateur.

Voilà ce qu'elle m'a donné. Je ne sais plus rien d'avant ce moment là, et plus rien d'après. Nous étions comme des poissons dans l'eau, ensemble. Combien de temps nous sommes nous fréquentées? Elle a bougé sans doute, je ne sais même plus si elle a été reçue au Conservatoire. J'ai bougé moi aussi, on a nagé dans nos eaux, carapaté, évadées, libres.

Cet après midi de fou à écouter voir respirer chaque candidat a changé ma vie. J'ai compris ce qu'était un artiste, j'ai compris le travail à fournir pour monter en scène. J'ai vu le don inné. J'ai ressenti que pour les candidats, tout était joué dès les premières secondes. Les positionnements des corps et des voix, l'interprétation, ce qui se dégage de l'être, l'allure,  les gestes, et leur invisible mis à jour. Parmi la trentaine retenus sur sélection préalable, trois avaient crevé l'écran direct, nous avaient pris, soufflés, épatés. Comment faisaient-ils. Il n'y avait pas que le travail. C'était au delà. Moi qui avait encore en tête de composer des chansons et de chanter peut être, j'ai reçu une magistrale leçon. 

Je suis entrée un peu plus à la fois dans la poésie et dans la vie réelle grâce à elle, dont je n'ai gardé que la fulgurance d'un après- midi extraordinaire, inoubliable pour toujours.

 Je la revois sur scène dès que je le veux, la photo est gravée. Sa salopette, sa stature puissante et décidée, campée sur ses pieds guitare en bandoulière. Je revois la grande scène noire et grise, les lumières qui reviennent après chaque prestation. Je revois le silence, les présences, les chuchotements, les pas qui glissent sur la scène, le trac que j'ai eu, les émotions profondes qui m'ont sidérées. Avalée toute crue.En chantée.

Un moment d'amitié lumineuse et d'aventure aussi. De ces années où l'on a vingt ans et quelques brindilles en plus. Les années où l'on ne sait rien de soi mais on tente tout. Les chanteuses rêveuses qui partiraient sur leurs chemins.

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