Jérôme, ça s'est bien passé ce matin. La semaine dernière j'avais trop envie de pleurer en passant te voir, j'étais secouée. Ce matin c'est la lumière.
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J'étais sur le chemin habituel puis j'ai pris le sentier qui monte au dessus du village. Il faisait très beau.
Auparavant, oui, j'étais en contrebas, près de chez moi, dans le sous-bois avec le ruisseau.
C'est là que notre ami commun m'a annoncé ta mort. Il y a deux ans.
Tu t'es bien démerdé Jérôme, tu nous as tous mis sur le flanc. Même ceux comme moi qui ne te contactaient pas depuis longtemps, je ne sais pas ce qui s'est passé, mais ta mort brutale m'a fauchée. Je n'ai pas pleuré quand l'ami m'a téléphoné, nous sommes restés un bon moment au téléphone à parler de toi, et de l'organisation des cérémonies, entre autre.
Je ne savais pas que ton coeur allait craquer un jour et que tu le savais. Mais même ceux qui savaient ont été jetés dans le lac avec goudron et plumes, cuits durs. Ce jour là il y a eu un tourbillon dans ma tête, mon corps, mais finalement je n'ai pas pris la route pour rejoindre tous tes amis fidèles, si nombreux. Toute seule, pas le courage. Vous êtes loin, vous savez ? Une France à traverser.
J'ai écrit, vous m'avez lue. J'ai ensuite regardé les horaires, les dates futures, l'urgence était de ne pas attendre encore dix ans. Et puis tout s'est délité, ceux qui sont loin sont restés loin autant que moi je suis restée chez moi. A écumer.
Maintenant cela fait deux ans, j'ai recompté les années en marchant ce matin, sous le soleil. On s'en fout que je ne soies pas encore venue voir les tiens, tes aimés. On s'en fout parce que tu es ici et personne n'est au courant.
Il y a deux ans, en ce mai 2021, j'ai erré sur le sentier au dessus du ruisseau où ton ami m'avait appelé. On se parlait, et moi je marchais, pas à pas, lentement, je revenais sur mes pas, je vagabondais sur un chemin, sur une longueur de quelques centaines de mètres, un parcours délimité par moi-même, pour marquer les phrases, écouter, assimiler les nouvelles, apaiser, reprendre, redire, entendre, avec chaque pas, chaque mouvement de mes jambes. J'allais, puis revenais sur mes pas, puis je retournais, puis je revenais,etc.
Il se trouvait que j'étais sur mon lieu de balade préféré. Je n'ai pas besoin d'aller au delà de ce sentier quand je marche. Il me suffit, il a tout. Le bruit du ruisseau qui chante souvent et de diverses façons divines, les oiseaux dans les arbres, cachés, qui préviennent qu'une humaine est là. Les morceaux de branches au sol, tout en fouillis, les arbres qui roulent comme ça pousse, penchent, creusent, se déplument, se tortillent, s'entremêlent, dans ce coin où l'humain laisse faire la nature.
Et dans ce coin maintenant il y a toi. Mais pas n'importe où, non, tu es au bout de ce chemin minuscule non balisé, on dirait une impasse de quelques mètres de friches, juste une trace au sol. Seuls s'y aventurent les très curieux de nature qui ne se contentent pas des panneaux civilisés. Il faut souvent passer sous des arbres écroulés, et au bout il y a un pré en pente douce, très poétique. Avec quelques fruitiers. Et une partie boisée très sauvage, inextricable. La première fois que j'ai osé aller vers cet endroit j'étais comme enchantée, j'ai cru entrer sur une autre planète, passer une frontière secrète. C'est là que je t'ai mis pour te parler, te retrouver quand j'ai envie.
Souvent je passe sans y penser. Tu n'as pas besoin de moi. C'est moi qui suis dans la mouise.
On ne se connaissait plus après s'être beaucoup connus entre nos vingt et trente ans, mais pourquoi alors ai-je été si meurtrie par ta disparition. Je ne sais pas. Elle a englobé de multiples émotions et souvenirs. C'est un volcan éteint, fumant tranquillement, qui s'est rouvert. Cela a duré de nombreux mois. Puis la lave a coulé, durci.
Pourtant, quand je le veux, quand je le décide, je viens vers notre coin. Je suis d'abord sur le sentier balisé que je chéris, et je commence à te parler. Dans ma tête ou pour de vrai, avec ma voix. Je te demande des nouvelles et surtout je t'en donne. Je te donne la météo de mes humeurs, je bavarde, ou je me confie. Je t'engueule si ça me prend, je te mets une petit bourre dans le bide, Et bien toi, hein... Et je me sens bien, car ce coin où je t'ai mis il est beau, sauvage, libre, bordélique.
Et, comment ça se fait, ma poitrine brûle un peu, mon corps tremblote, je suis envahie et les larmes sont au bout de mes yeux. Ca fait chier, Jérôme, quand même. Souvent je te dis "Tu fais chier" et puis après je te dis "Tout va bien". Tu as été le premier de la bande, tu nous as bien eu. Comment tu as fait pour me cuire à point, me toucher autant? Y'a un truc qui me rassure, c'est que tu vas bien. Tu souris quand je dis-vague, dis-à-toi des trucs gentils, ou t'informe sur les luttes écologistes et le bordel. Toi tu as fait le maxi, c'est pas comme moi. Tu as lutté, milité, travaillé, étudié, pour la sauvegarde des êtres vivants et des zones humides. T'as fait le maxi. Donc, toi, t'as gagné la médaille. Tu peux être plus calme, et me parler quand je te parle. Sans s'énerver, tu aimais bien t'énerver, bouillonner, réfléchir, t'emballer. Autant que regarder le Gave en silence, seul, voir l'eau, l'écouter, comprendre chaque oiseau, vérifier les traces des animaux. Sentir le vent, les odeurs sur ton visage. Tu m'as appris les poissons, tu m'as appris le sauvage, moi je venais de la ville, je ne distinguais aucun oiseau sur la branche. J'avais vingt-trois ans. Il y a quarante ans. J'ai vachement changé. Tu le sais. Tu ne le savais pas. Maintenant tu m'écoutes parler à Fauvette mon aimée, ma copine de palier.
Tiens, tu as vu ? Ton coin sauvage est en ce moment traversé par une coulée, trace de passage d'animal qui descend à pic vers le ruisseau en bas. Je les adore ces traces là. Mystères dans la nuit, mystères du matin, du soir, quand la voie est libre et que les sauvages reprennent leur terrain. Tu es dedans, en plein.
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