30 juin 2022

Elles m'auront tout appris

 

Comme au premier jour, tout le monde était là à la maison. 
La maman et les trois enfants. 5,11,et 20 ans.
Elle devait être absente, elle m'avait prévenue la semaine dernière. Mais non.
 
Et rien ne s'est passé, une fois de plus, comme je l'imaginais.
 
Parce que c'était ma dernière visite au domicile de cette famille ukrainienne, parce que la maman m'avait parue tristoune dans la cour de l'école la semaine dernière, j'appréhendais ce dernier moment partagé.
 
Je m'étais remué les méninges pour savoir quelle gâterie au chocolat j'allais confectionner comme promis. J'ai misé cookies, en pensant au petit. Pleins de chocolat. Il y a mis sa main en premier et s'est tartiné la bouche hilare. Gagné.
 
Et toute l'heure est passée dans la bonne humeur, la rigolade. J'étais au spectacle, elles se marraient, se racontaient des trucs dans leur belle langue veloutée et musicale. Fous rires, une contamination de joies. Un cadeau. Tout leur plaisait, la mère souvent énervée face à la prononciation douloureuse du français, ne faisait plus de grimaces, là voilà qui expliquait des mots à sa collégienne qui refuse d'articuler cette langue étrangère. L'aînée, d'un niveau avancé, à fait prof avec moi, posant des questions en français auxquelles les autres comparses devaient répondre, sans se bidonner, svp.
 
Une légèreté à tout casser. Tous les préjugés, toutes mes inquiétudes. Mais de quoi oserais-je m'inquiéter. On apprend le mot "heureux, heureuses" et elles disent haut et fort "Oui heureuses en France." Le petit vient, me montre des objets, m'apporte un litre de lait et un pot de Banania. Cacao on dit. Pas café, cacao. On aime le café ? Oui je bois du café, dit la collégienne. Je suis paumée, tout le monde rit. On se moque les uns des autres. Je suis dans une famille heureuse, heureuse de vivre. Les enfants sont intégrés, ont des amis, font du sport, sont invités aux anniversaires. Le petit me montre royalement les cartons d'invitation qu'il a eus à l'école. Très fier.
 
Je demande si les nouvelles sont bonnes. Parce que je me demande, elles sont si joyeuses, y-aurait-il un projet de retour ?! Pas du tout. On me fait défiler les vidéo de chez eux. Des trous, des fumées, des incendies. Non, ça ne va pas là-bas.
 
Mais c'est ainsi. Cette famille respire la vie, le bonheur aujourd'hui. Sa chance. Son union. Une autre famille amie a emménagé en face le mois dernier. Elles vont à la piscine enfin ouverte. Elles se baladent, elles marchent. Elles vivent et leurs visages sont radieux. 
 
Elles m'auront tout appris.
 
Elles n'ont plus besoin de moi, pas de cette façon, et nous en sommes ravies.
 
J'avais préparé trois phrases pour dire que je ne reviendrai pas faire du français avec elles. Mais que surtout elles me préviennent si un jour elles rentrent, qu'on se dise au revoir. Sur mon cahier, j'ai lu les phrases et elle a tout compris, cette femme solide comme un roc, douée, et indulgente avec moi. Elle a compris mon ukrainien timide.
 
Les cookies ont conclu l'affaire, la recette dessinée sur une feuille. Tout était parfait. On s'est dit A Bientôt ! Elles font partie de notre paysage maintenant. On s'est dit A Bientôt ! Sincèrement.
 
K.O de bonheur elles m'ont mise. Epatée. Une fois de plus.
 
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17 juin 2022

Avant dernière chronique de cette expérience

 

Avant dernière visite dans la famille ukrainienne hier. 
 
Revenue avec plein de choses en tête comme à chaque fois.
Si je devais résumer sur ce qui se passe pour moi, je dirais que c'est une expérience que je fais, très personnelle, à la fois sur la question du bénévolat et sur celle de l'intervention à domicile.
 
La question de l'apprentissage du français est, de fait, un prétexte, je ne l'avais pas imaginé ainsi, mais la réalité est que sur le plan strict des progrès on est dans le flou, le peu, une force d'inertie très nette, en somme. Cela tient sans doute au vase clos familial qui vit de sa langue maternelle. Cela tient absolument au fait que le seul projet qui fait vivre est de retourner chez soi le plus vite possible.
 
On est dans un paradoxe délicat. Etre là, forcé, par dépit, ne souhaitant que repartir. Chaque jour dans l'inquiétude, la peur, rivé aux téléphones ukrainiens, le coeur en cendres. Et pourtant on voudrait vivre, ici, du mieux possible, communiquer, être moins seul. On voudrait plus de cours de français. Paradoxe existentiel. Je ne sais pas déchiffrer leurs besoins en langue étrangère, à moins que ce ne soit surtout le besoin de se sentir accueilli, épaulé.
Mais au bourg existe une association très vivante pour l'accueil des réfugiés. Cette famille y a recours, en bénéficie largement. 
 
Alors on fait quoi ? Je fais quoi ?
 
Hier, sur le mot "content" à décliner avec "je suis" ou "je ne suis pas", on part au pays. 
"Pas contente" dit la mère. "Ukraine Boum Boum", ses doigts pliés martèlent sur la table les bombes qui sont tombées. Les dernières nouvelles sont mauvaises.
A partir de là, je prends l'important, ce qui nous fait, nous réunit. Et on reste au pays, on reprend l'agenda avec les cartes du Monde, le trajet avec 4 trains, 4 jours, 3300 kms écrit-elle sur le papier. 
 
On sera encore chez eux, là-bas, quand on sera sur le mot "intelligent". Curieusement on me comprend quand je mime ce mot, allant vers ma tête, faisant tourner mes doigts, lever le pouce, etc.
Je dis à la mère "Oui!" " Tu es intelligente !!". Tu es partie avec ta famille, valise, enfants, Ukraine-France !!". Elle est heureuse de ce que je dis et mime. Idem pour sa fille " Je suis intelligente". Bien sûr. Tu as quitté l'Ukraine, tu vas dans un collège en France ( elle ne parle pas un mot de français...au bout de trois mois).
Elles sont héroïques. Je ne veux même pas essayer de m'imaginer à leur place. 
 
Quand viennent les mots "riche" , "pauvre". On touche le fond. Ici c'est la pauvreté, l'aumône. Chez elle tout allait bien, on avait les moyens et un super boulot.
Le mot "métier" apparaît sur la feuille d'exercice.
Elle va me chercher ses diplômes, magnifiquement imprimés, prêts à être encadrés, dans un carnet bleu-ukrainien en lettres dorées. Un bijou.
 
Puis nous aurons " mère" "père" "maison" avec le verbe avoir. Et on y revient, là-bas. On n'en est jamais parti. Son pays. Sur la carte elle me montre les "Boum" "Boum", les gros, les petits et leur répartition actuelle sur le pays.
Au téléphone elle a pleuré ce matin. Elle est forte en mimiques elle aussi et je crois que j'aime tant sa langue maternelle, j'aime l'écouter et la répéter, sans savoir ce que je dis, juste en musique, sons, chants étrangers dans ma gorge, ma tête.
 
Quand je suis arrivée à 15h30, les enfants déjeunaient. Je m'asssois à table et m'amuse à répéter certaines phrases que la mère dit au petit, certains mots d'allure : "Non pas ça!" "Oui d'accord!" Ce genre de truc, avec des ! des sourires une mélodie pointue au début et qui éclate en bulles à la fin. Moi j'aime chanter, je n'ai pas de problème. Le petit, et sa bille de clown, me regarde irradié de joie. Il finira par mettre une coquillette dans son nez pour me séduire un peu plus. Celui là, cette bouille !! Il est en maternelle, Il se plaît. Les mômes....
 
En fin de séance, elle me demande (en ukrainien et avec le visage et les mains /notre langue commune) si les cours de français au Centre social continuent en juillet et août ( 2h hebdo). Pas sûre, je lui dis. Il faut qu'elle demande demain. Elle est déçue, elle râle dans sa langue, on n'aura pas de cours pendant 2 mois? Elle le dit à elle -même, et à sa fille collégienne. Moi je suis déjà debout à remettre mes sandales. Je file en douce, je tiens mon rôle, ma place, à part, délicate à maintenir. 
 
Moi, elle le sait, j'ai donné mon agenda depuis un mois, j'arrête le 29 juin et je ne viens que tous les 15 jours en juin. J'ai décidé cela pour tenir une rampe, me tenir personnellement, poser mes limites, à moi-même. C'est la première fois que je donne des cours bénévolement. Je fais le bilan. C'est la première fois que je vais au domicile d'une famille réfugiée. Je fais le bilan. C'est la première fois que je donne des cours à domicile. Je fais le bilan. Le bilan, le recul sur cette expérience qui pourrait me bouffer totalement mais ne me mange que quelques jours avant et le jour d'après. Une heure de mon temps qui m'enrobe mentalement sur des jours. Me fait réfléchir en profondeur sur qui je suis, ce que je peux, ce que je ne peux pas, ce que je veux, ce que je ne veux pas.
 
Depuis longtemps les limites et la valeur de mes engagements je les ai prises de plein fouet, touchées, éprouvées, assumées. Tant sur le plan personnel et intime que sur le plan professionnel (Missions humanitaires en Asie et ensuite une majorité de métiers dédiés à l'accueil des étrangers en France). Je suis partie hier en me disant, Oui je vais les laisser. Comme prévu et annoncé, je vais les laisser. Que peux-tu faire contre le chagrin de cette mère. Forte comme les blés dans le vent. Qui a refusé de conjuguer "triste" avec "je suis". Remuant la tête, "Non, non" et souriant : "Pas". "Pas triste.".
 
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