29 mars 2023

5 textes en ont tellement dit

 Portraits d'amies perdues.Projet d'écriture de mars 2023, suite et fin.

 

Déjà cinq articles, cinq portraits d'amies perdues-de vue écrits ici.

Ce matin il fait soleil, depuis hier le printemps pousse la porte. Je regarde le jardin s'émerveiller, frissonner, vivre avec une intensité exceptionnelle.

 Je reprends mon Journal de bord où j'avais posé les bases de ce projet sur les amies "perdues". Je fais le point. Je liste, je dégage des grandes lignes. Je découvre que les cinq portraits posés ici ont en eux tous les essentiels, les grands repères y sont. 

Dans mon Journal j'avais listé treize amies. Mais je vais m'arrêter là. J'écrirai à d'autres moments sur ces huit femmes qui devaient être dans les prochains textes : L'active, La Photographe, La Bosseuse, La Fulgurante, L'intrépide, La forteresse, La Chamane, La Confiante. 

Je les garde au chaud. J'ai déjà écrit sur certaines d'entre elles. Je les aime. J'aime toutes les treize "perdues". Elles ont marqué ma vie.

Cet exercice, que je clos pour le moment, m'a permis de ranger un peu ce dossier chéri. De prendre du recul sur les grandes lignes.

Comment se font ces rencontres, quels sont leurs appuis ? Qu'est ce qui a été déterminant pour moi ? Et comment se défait-on ? Tranquillement ou avec maladresse? Suis-je nostalgique ou simplement heureuse. Heureuse, je le confirme. Gâtée. 

Vit-on bien quand nos amies ne sont plus là ou sont juste "loin" géographiquement ? Oui. Depuis quelques années, je tends vers cette réconciliation intime.

Les cinq portraits déjà posés contiennent tout de nos histoires d'amitiés passées.

1. Tout comme les amitiés sont nées dans l'évidence, les ruptures se font dans  le cours de la vie, tranquillement, souvent sans regrets. C'est doux et sans questions, c'est naturel pour une majorité des cas.

L'amertume peut se glisser parfois. Il peut y avoir un courrier de trop ou un courrier qui manque. Une brusque décision, l'incapacité à bien s'exprimer, quand on est jeune, ou l'incapacité à se taire... quand on est jeune!  Des sautes d'humeurs, des circonstances, une saturation un soir d'été dans une maison bondée. Et "quand on est jeune", on est orgueilleux, même si on ne le sait pas, on est con même si on se pense ouvert et malin. Ces moments mal foutus et souvent déterminants, on les regrette amèrement. Ils ont été des gifles mentales pour moi. Pleurer ne suffit pas. Regretter c'est trop tard. La seule chose à faire est de faire autrement la prochaine fois. Des leçons de vie.

J'ai tout de même eu le soulagement de m'apercevoir que seules deux ex-amies VRAIMENT "perdues" entrent dans la catégorie des : "TU as déconné". Ouf.

2. La fulgurance des rencontres est en majorité liée à mon travail dans l'humanitaire. C'est un élément formateur et merveilleux de ma vie. Trois missions dans trois pays, ça marque. Les personnes qu'on y côtoie sont hors norme.

Plus de la moitié des treize portraits initialement prévus sont de cette trempe et d'une vitalité débordante.Une solidarité de fond générée par un contexte précis.

 Projets communs, socles d'entraides dans des métiers liés au don de soi. Femmes-Totems, femmes-guides, femmes-modèles, fureur de vivre et de bouger, forces des apprentissages permanents, adaptabilité vitale, soutiens indispensables, doutes majeurs partagés, épreuves et courage. Nous sommes ardemment  dans le présent, on s'encourage, nous sommes indispensables les un.e.s aux autres. Se forment des complicités durables, uniques et fidèles, où la durée de la relation n'a pas d'importance. Ce sont rarement des amies faites pour "rester" puisque nous vivons en mouvement perpétuel, physique et intellectuel. On se rencontre sur le terrain. L'action domine, nous avons fait des choix de vies originales et difficiles. Des défis.


3. Dans ce flot de vies, ici ou ailleurs, viennent aussi les crises intimes, les gouffres, les tremblements. Pas besoin de vivre au bout du Monde. Et au bout du Monde ces bouleversements intenses te cueillent aussi, avec épines toxiques. 

Alors il y a celles qui m'hébergent, m'accueillent. Les clés de ta maison dans ma poche. La sororité, la compassion, la douceur de ta maison en bois, nos confidences alors que tu n'es que la femme d'un copain. On ne se connaissait pas. Je dors en bas dans la moiteur, les souris grignotent la chambre. On est souvent ensemble vers 18h,  dans la cuisine. Tu recueilles mes doutes et mes peines, je te découvre. J'apprends la cuisine khmère. Dans quelques années ce sera ton tour de quitter, hélas.

 Il y a celles que j'amène à l'hôpital, ou vers des cliniques secrètes, pour avorter. Leur sang coule sur la banquette arrière, leurs gémissements, coude à coude, les attentes angoissantes. Les peurs. Ici et ailleurs, très loin. A Lyon comme à Pnom Penh l'histoire est la même. 

J'étais juste une copine, une voisine, je deviens une amie. Tu m'appelles en urgence, on passe des heures à l'Hôpital où l'on t'en fait baver. L'histoire avec le père n'était pas stabilisée.  Dix ans après je reçois le faire-part de celui que vous avez gardé et que vous chérissez et dont le handicap remettra vos vies dans un nouveau sens. Je suis bouleversée de recevoir ce courrier. Je revis cette journée de douleur, où j'ai vu "son aîné" partir. On se téléphone. On ne se reverra pourtant plus.

Je suis une collègue, je suis leur responsable, je détiens les autorisations de sortie de territoire, j'ai des amies-collègues dans le pays voisin mieux équipé. On fait l'aller-retour dans la journée. Je deviens ton amie. Tu frôles la septicémie au retour. On avoue notre virée aux potes de Médecins sans Frontières qui sauveront la mise.

Basculements, effondrements, retournements,glissements. Vie de famille qui vrille, couple qui retourne sa veste, violences tues qui détruisent l'amie que tu pensais solidement ancrée. Ici ou ailleurs. Crises de putain de vie, crise de vivre. Enfant handicapé. Changement radical de perspectives.  

Epreuves profondes partagées. Néanmoins le temps va nous séparer. Peut être même, s'être tant mis à nu sépare. On veut tourner la page, faire sang neuf. 

Nous avons posé nos cailloux blancs sur nos chemins respectifs. Nous sommes des ouvrières laborieuses, le chantier continue. Chacun sur son baudet.

 Ce que je ne saurai jamais c'est quel souvenir gardent de moi ces amies qui ne sont plus là. Et pourquoi, moi, je les aime toujours autant. Elles m'ont façonnée.Ma gratitude est entière.


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28 mars 2023

La Studieuse et La Courageuse

 Projet d'écriture de mars 2023. Portraits d'amies perdues.

 

Elles sont dans la même équipe, elles travaillent main dans la main. Nous sommes au Cambodge, on a le même employeur.

Je ne peux pas ne pas les mettre dans ces portraits d'amies perdues, même si, au fond de moi, je sais que je n'avais pas vraiment idée qu'on se garderait.

C'est l'histoire d'un moment court, six mois disons, où l'on vit comme en transe, où tout s'emballe, où chaque jour compte une année. Je rejoins en janvier une équipe d'humanitaires, ils sont déjà cinq. On sera cinq femmes et un homme. Je ne compte pas tous les khmers qui travaillent avec nous, de près ou de loin.

La Studieuse est une femme douce, qui parle posément. Mesure chaque chose. Elle a un parcours d'assistante sociale et de chercheuse en sociologie. Elle travaille avec les enfants des rues et ceux vivant dans des décharges.

La Courageuse est installée avec un enfant de 18 mois. Elle a déjà baroudé. Elle est infirmière. Cet enfant est issu d'une union passionnée avec un Afghan lors d'une mission sur place. Elle a gardé cet enfant en sachant que le père avait une famille et ne serait jamais là pour elle. L'enfant porte un prénom afghan. Rien que cela, dès que tu la rencontres, ça calme, ça provoque une admiration, un respect. C'est une femme qui fait ce qu'elle veut de sa vie, coûte que coûte. 

Elle me prête son appartement durant un mois. Un appartement qui, en un mois, a vécu  des évènements marquants. J'ai alors pour voisine La Studieuse.

Un clash dans notre ONG va nous unir et changer nos vies. Très vite après mon arrivée, les débats émergent sur le rôle de la Présidente au siège, en France. Femme de ministre, le Cambodge est son pays de coeur, elle y a adopté un enfant. Elle a le bras long, et serpente comme elle veut dans les méandres, les compromissions, les magouilles et avantages "entre amis". On est dans un pays qui sort à peine du génocide de 1975 après des décennies de colonisation, française entre autre.

Sur place, nous, les acteurs de terrain, nous n'avons pas assez de marges de décisions, de manoeuvres. Tout doit passer par la Présidente, même un pneu à réparer, des voitures à réviser. Elle téléphone au garagiste, elle court-circuite le travail du coordinateur, etc etc. La rébellion gronde. Un soir on se réunit chez le coordinateur et on fomente un coup d'état. Tout simplement on décide de proposer un organigramme plus clair, avec des fiches de postes définies, le tout pour nous donner une meilleure autonomie, plus cohérente avec le travail de terrain.

Je propose qu'on mette en balance nos démissions. On donne huit jours à la Présidente pour nous répondre et négocier des propositions. Et on avise. Bien entendu, la réponse sera "Non". Et sur les six salariés français quatre démissionnent par fax. On part ensuite fêter ça dans un ancien bel hôtel en déliquescence (comme tout ce qui se trouve à Pnom Penh, la capitale où nous vivons). Au bord d'une piscine sale, sous des palmiers défraîchis, on s'offre un thé avec gâteaux, au prix du caviar, en se marrant comme des dingues, exaltés par notre audace et notre fureur d'exister.

Auparavant, La Studieuse sera malade plus d'un mois sans que rien n'y fasse. Elle ne peut plus manger et reste au lit. Un virus ? Les khmers viennent la nourrir avec du lait de coco qui guérit tout. Tout. Je l'apprends auprès d'elle, a son chevet. Trois mois plus tard c'est moi, en pleine panique, qui court chez les copains de MSF, au labo d'analyses, pour faire un test de grossesse. C'est vous dire qu'on vit tête la première, sans s'arrêter, un cocktail de retournements, de décisions vitales à la pelle et d'apprentissages permanents. Et je ne dis rien de nos missions, des visites dans les écoles de campagnes, par exemple,  où nous formons les institutrices, et des secrets échangés lors de ces séjours sur le terrain, sous les moustiquaires, avec une autre collègue extraordinaire et mémorable.

On va tous se séparer. Tout le monde retrouve un travail, en 1992 le pays est de nouveau ouvert à toutes les aides internationales, ça recrute à tout va. Mes collègues vont partir travailler à une centaine de kilomètres, je suis la seule à rester dans la capitale.

De retour en France j'écris, surtout à La Studieuse, qui est très seule sur son lieu de travail. Elle dispose mes lettres sur sa table de chevet près de la moustiquaire, dans la chaleur oppressante. "Elles sont ma compagnie", me répond-elle par des lettres qui finissent par m'arriver. 

Elle rentre chez elle en Bretagne, entre deux missions, pas sûre de la suite à donner à sa carrière. Elle m'invite un été, pour son anniversaire. Je découvre la Bretagne des terres, ses parents sont agriculteurs. Je découvre la traite des vaches par centaines. Ses parents sont adorables. On cuisine, on aide, je l'accompagne chez le rebouteux. Elle est en dépression sourde, en arrêt de travail. Nous allons à la mer, nous faisons des courses, elle va chez le médecin. Je découvre à quel point les bretons roulent en voiture pour toutes les activités de la vie. On passe notre temps en voiture. Elle me raconte le pensionnat où elle a été mise dès l'école primaire et le chagrin épouvantable que cela a été.

J'apprends les galettes, les crêpes, la macédoine des légumes du jardin. Tout cela se prépare trois jours avant. Nous écossons, coupons, remuons, veillons. La fête rassemble des tablées entières. Accueil, bonne humeur. Tout le monde chante. Elle a préparé deux chansons a capella. Je suis tellement flattée, honorée d'être là. J'apprends et découvre beaucoup. C'est un cadeau qui me reste pour toujours.

La Studieuse reprendra des études, elle est douée et bosseuse. Elle deviendra chercheuse à vie, ce pourquoi elle était faite, et prof à la fac. Elle a étudié le rapport entre Boudhisme et politique. Une thèse énorme et originale. Qui lui ouvre les portes, les publications, un nouvel avenir brillant.

La Courageuse écrit moins mais on reste en contact deux-trois ans. Elle n'a pas de famille accueillante en France, elle vit dans un camping entre deux missions. Elle travaille en Amérique Centrale, en Jamaïque. Jusqu'à sa reprise d'études à Liverpool où la vie est rude, les  études douloureuses, et au téléphone elle me propose de venir. Elle se sent très seule. Malheureusement je ne viendrai pas, elle sera déçue. Moi aussi.

Je ne sais rien d'elles depuis 1996, année de mon départ au Laos. On s'est oubliées de façon très naturelle. Je pense qu'on a gardé nos souvenirs de cette période cambodgienne à la fois trépidante et trop pleine de remous, où, pour ma part, j'ai vécu  un crash émotionnel qui durera longtemps. J'ai quelques clichés de cette période mais si peu, et aucune photos d'elles. J'ai des photos du Cambodge prises par La Studieuse qui était une remarquable photographe reporter. Elles sont dans mon album. Je dis en les montrant "C'est elle qui a pris ces photos exceptionnelles". Portraits de femmes, enfants et paysans. J'ai une photo de moi sur le balcon de l'appartement de La Courageuse, et je dis, en la montrant "J'étais chez elle".

 Elles sont dans mon album photos de cette période, 1992-96, où je suis entrée dans un tsunami intérieur sans lequel je ne serais pas celle que je suis aujourd'hui.


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23 mars 2023

La Tranquille

  Projet d'écriture de mars 2023. Portraits d'amies perdues.

 

Oh la belle époque !

1997. De retour du Laos je viens d'arriver en Drôme. J'y vis depuis trois mois quand je signe un contrat de travail sur trois ans, avec un contenu et des défis à ma mesure, cette mission va m'apprendre beaucoup et n'est pas totalement différente de ce qu'on peut mettre en place à l'étranger, loin.

Bonheur double, nous sommes deux, chacune avec son propre employeur, à devoir monter ce projet de santé publique, sur un mi-temps où nous travaillerons main dans la main. Et voilà ma Tranquille !

On va vraiment bien avancer ensemble, sur ce projet d'accompagnement à la santé-bien-être et aux soins pour les 18-25ans. C'était avant la C.M.U (couverture maladie universelle) de 2000, qui a ouvert l'accès à la santé gratuitement pour toutes les personnes à petits revenus. Je n'y connaissais rien en insertion des jeunes gens. Elle m'était d'autant plus indispensable.

La Tranquille et moi, quel duo improbable. Nous étions très différentes, sur de multiples plans. L'intranquille avec une tranquille? On a déchiré! 

Elle est de grande taille et sa voix est douce, jamais elle ne hausse le ton. Avec elle je découvre l'ambiance drômoise, elle est ma première collègue locale pur jus. Miam.

Tout ce qu'elle m'a appris ! Je ne parle pas que du boulot, où elle connaissait déjà beaucoup de partenaires, elle était précieuse. Mon guide. Mais surtout, elle m'a initié à cette délicatesse locale, cet amour de la nature, cette diplomatie ambiante. Au militantisme aussi, militantisme doux et social, convaincu.

J'atterrissais dans un département où tout le monde est heureux d'y vivre, les locaux en premier. Quelle joie !  Les drômois appréciaient de partager leur douceur de vivre et aimaient que des personnes venues d'ailleurs dévorent leur pays, l'aiment, s'y installent, prennent des emplois. Ouverture, ouverture, accueil. Piouf !

Les drômois aiment leur terre, aiment tout de ce qui y vit, ne se plaignent pas, passent beaucoup de temps dans la nature, prennent soin de leur santé, s'aèrent. Ils sourient, invitent, partagent leurs bons plans, leurs bons coins ( pas les ardéchois qui gardent pour eux les coins secrets des baignades en eau vive!). Mais un drômois a souvent du sang ardéchois. Grâce à elle j'ai eu le sentiment d'être adoptée, j'ai eu beaucoup de chance.

Et en prime j'apprends à connaître La Tranquille hors du travail. Elle m'emmène chez elle, cette grange parfaitement aménagée en maison, sur le terrain de ses parents arboriculteurs. Elle mange plein de légumes, ceux que son père cultive, et comme tout bon paysan, il ne peut pas faire un petit ou moyen potager, le sien peut nourrir une dizaine de personnes. Et elle me donne. La Tranquille a une générosité débordante. Elle a la foi envers l'Humain, de cette humanité qui penche vers le courant protestant que je vais découvrir ici. Car en Drôme, il y a des temples, des traditions, des Histoires, et le protestantisme se vit au présent. Centres d'accueil, activités, engagements, restaurants collectifs où se mêlent divers publics, etc. 

La Tranquille a une soeur qui vit depuis les années 90 environ, en Crète, dans un habitat troglodyte, avec son compagnon. Ils ont des petits contrats avec des bergers et des artisans locaux. Ils vivent en dehors de la société de consommation. Il faut marcher assez loin pour chercher de l'eau. Quand j'apprends cela je suis épatée. C'est toujours passionnant de voir les destins dans une fratrie. Deux soeurs. L'une en rupture de la société occidentale, l'autre ancrée en sa terre, vivant en face de la maison de ses parents. Ce couple atypique reviendra en Europe au début des années 2000 pour des raisons de santé tout d'abord, et ensuite pour changer ce mode de vie devenu trop ardu, très physique, éprouvant au bout de dix ou douze ans. Comment ont-ils tourné cette page ? Quelle vie ont-ils retrouvée et où ? Je n'en sais rien. Elle était très discrète sur sa soeur, la voyant peu, le couple n'ayant pas les moyens de prendre l'avion. J'avais oublié cette soeur originale, elle vient de me revenir en écrivant ce texte.

La Tranquille m'apprend la nature, la santé par la nature, les plantes, les huiles, les graines. (Finalement, elles sont bien reliées ces deux soeurs.). Je suis contaminée. Enchantée. Cette région est à l'époque (avant 2000) en haut du tableau des initiatives écologiques et solidaires. Chez elle on mange doux, frais et bon. J'y découvre aussi la retraite des paysans, la vie ralentie, après les arbres, après les fruits, après les moutons et les vaches dont il faut se séparer. 

Dans la ville où nous travaillons, elle me montre LE restaurant végétarien de dingue, qui va changer ma vie lui aussi. J'avais déjà mangé végétarien, par ex, à Paris, mais là on est bien au delà. Je ne cesse de découvrir, en fait, c'est une période bénie où tout me réussit.

On a travaillé ensemble trois ans. Je pense qu'ensuite nous nous sommes donné des rendez-vous de temps en temps, et puis la vie, les boulots, nous ont séparées. Cela s'est fait sans regrets car je n'étais pas vraiment une amie intime. Ses amies je les connaissais de loin. Elles partaient ensemble camper, elle partaient en vacances en plein air, un groupe de femmes soudées. Des femmes qui partaient, sans leurs mecs, sur de courts  séjours de vacances. Tiens, tiens...pas mal ça !

Sept ans après ce beau partenariat, alors que nous sommes peu en contact, la voilà dans notre camion de déménagement, la seule à nous aider, accompagnée d'un panier très beau, que j'ai toujours, avec cadeaux et fruits et légumes. On se ré installe en Drôme. Elle donne, c'est sa vie, sa foi, son socle. Quelques années auparavant je déménageais d'Ardèche vers l'Isère, et ne savais que faire de certains meubles, dont une télé. Qui me propose de les garder dans le cagibi de sa grange ? C'est à toi, lui dis-je, tu prends ou tu vends, tu fais ce que tu veux. Je suis devenue une vraie drômoise?

Après ce déménagement où elle participe activement, alors qu'elle connaît bien ma nouvelle adresse, curieusement je crois qu'on ne se revoit plus. Elle a pris des fonctions de responsabilités assez lourdes qui lui ont demandé une année de formation à Paris. Je sais que ce fut dur. Je pense que cette expérience enthousiasmante au début ( grosse promotion personnelle) a dû lui peser à la longue. Je ne sais pas ce qu'elle vit actuellement. Ses deux enfants, dont j'ai un peu suivi le parcours jusqu'au Bac, sont des adultes qui ont dépassé la trentaine. A-t-elle changé de branche professionnelle, refait des formations ? Elle en est capable. Dans la botanique ? Elle adore. Cuit-elle du pain dans une épicerie engagée qui propose des paniers bio? Elle en est capable aussi.

J'ai regardé sur facebook. Trouvé un vieux site abandonné depuis quatre ans, il me semble. Je n'ai rien fait. Je crois qu'on s'est séparées, perdues de vue, comme on dit, de manière naturelle. Si un jour on se croise quelque part, ce sera de façon simple et naturelle, impromptue. Elle est comme ça.

 

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21 mars 2023

La Forestière

 Projet d'écriture de mars 2023. Portraits d'amies perdues.

 

Je la nomme ici "Forestière" en souvenir de nos si nombreuses balades en forêt. Mais j'aurais pu la nommer La Potière, les mains dans la matière, elle a de l'or au bout des doigts.

Forestière parce que je garde toujours en tête sa beauté délicate penchée sur les ronces, les mûres, et tout ce qui se ramasse et se mange, son amour des arbres et des végétaux qu'elle m'a sûrement transmis. Dès qu'on avait du temps, on partait marcher et récolter, cueillir. Faire des confitures, des bouquets, replanter des pousses.

On se connait depuis le Lycée, on s'est connues longtemps. J'ai souvent eu les clés de ses maisons. J'ai été là dans des moments charnières, elle le fut aussi pour moi. 

Nous avons fait nos devoirs dans sa chambre d'adolescente, une chambre assez sage, dans une maison très propre et lisse où il ne fallait pas laisser les miettes du moindre biscuit. J'ai toujours remarqué ces détails dans les maisons de mes copines de classe car chez moi c'était très différent, propre mais très vivant avec des choses de ci de là et de la gourmandise dans les placards. On se réfugiait dans la chambre, on étudiait sagement. Elle était meilleure que moi.

Je ne sais plus comment nous sommes devenues des femmes, des adultes, tant on se côtoyait régulièrement. On savait presque tout de nous, de ceux qui nous plaisaient, qu'on aimait, de nos amis communs ou pas. De toutes les soirées de danse et de musique.

J'étais proche d'elle à des moments terribles, et elle aussi. Mais c'est elle qui m'hébergeait, moi je n'avais pas d'appartement durant de longues périodes. Elle était généreuse avec moi, compréhensive, douce. J'ai connu son enfant bien avant sa naissance, nous avons habité à trois par moments, le père ne vivant pas avec elle. 

Elle m'a montré l'amour des chats, je n'étais pas prête, un peu distante, ayant été élevée dans la peur des animaux. Mais je les gardais avec plaisir.

Nous avions l'écriture en commun, la facilité d'écrire, elle aimait la poésie. Et c'est un courrier qui nous a séparées. C'est pour cela que j'écris cette histoire avec des pincements au coeur. Je n'ai pas su la garder. Elle fait partie des amies avec lesquelles le manque de proximité régulière, les centaines de kilomètres entre nous à partir de  mon retour en Europe, mon statut de non-mère, toute une myriade de faits et de choix nous ont éloignés.

Que nous restait-il si on ne se voyait plus, si nos enfants ne jouaient pas ensemble, tandis que j'avais du temps libre plus facilement pendant qu'elle travaillait à temps plein en élevant parfois seule son enfant ?

 Notre relation épistolaire n'a pas tenu le choc. J'ai reçu des lettres puis je n'en ai plus reçu. J'étais triste, je ne comprenais pas, j'étais isolée, sans amies dans mes débuts de vie drômoise. Je lui ai écrit une lettre où je réclamais sans doute trop. Sans expliquer ce que je vivais, sans parler de ma peine. J'étais alors perçue comme une fille qui est égoïste et vit sa vie comme elle veut quand elle veut, qui décide de tout, et personne ne pouvait penser les creux qui allaient venir. 

Je crois que toute personne qui vit toute sa vie dans son périmètre d'enfance ou d'adolescence, qui construit sur ce terreau, social, affectif, familial, géographique, et n'en part jamais que pour des vacances, toute personne vivant ainsi n'a aucune idée de ce que c'est d'être loin de ses amies, même si on l'a choisi, même si on construit de plein gré cette vie "expatriée". J'avais vécu dans trois pays, je vivais en Drôme, tout le monde me pensait très heureuse et peut être bien chanceuse. Pourtant j'ai beaucoup souffert de solitude affective, amicale.

En retour de cette lettre maladroite et dérangeante où je réclamais des nouvelles, j'ai reçu un courrier me demandant de cesser de croire que le monde tournait autour de moi. Je me revois ouvrir l'enveloppe dans l'entrée de mon immeuble, lire avidement, et je sens mon corps s'affaisser, encaisser. Coup de poignard. Prends ça dans la tronche, tu l'as bien mérité non ? Tu es une enfant gâtée, vis un peu comme un adulte Bon sang !

Je n'ai plus eu aucune nouvelle depuis. J'avais 38 ans, j'en ai 63. Je n'ai plus osé aller vers elle, je m'étais sentie repoussée. C'est sans doute une erreur. On fait beaucoup de conneries dans une vie. J'ai beaucoup tourné dans ma tête cette phrase " tout tourne autour de toi", qui avait bien sûr sa réalité puisqu'on me ressentait ainsi. Je ne l'ai jamais oubliée et elle m'a sans doute aidée à m'exprimer autrement par la suite, à être méfiante vis à vis de moi-même, peut être. Pas toujours. Je sais maintenant mieux revenir sur mes erreurs de communication, j'ai tenté et je tente toujours d'expliquer qui je suis, pourquoi je pense ainsi, d'où viennent mes positions et mes réactions, quelles sont les émotions qui me traversent dont je suis parfois l'otage. 

Cette dernière lettre de cette amie, ce dernier signe, restent vivants, restent utiles tant ils m'ont faits mal . Un autre portrait d'amie viendra bientôt raconter un évènement un peu similaire. Le courrier est un marqueur essentiel dans ma famille paternelle, décisif, génétique. Traumatique, peut être.

Même aujourd'hui je n'arrive pas à bien exprimer à quel point j'aimais cette amie que je ne connais plus. Je ne suis même pas sûre d'être capable de la revoir un jour, chez des amis, par exemple, sans flancher. Une sorte de rancoeur déplacée m'entrave. Il faudrait, un jour, repartir cueillir dans les bois.

 

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20 mars 2023

La chanteuse

 Projet d'écriture de mars 2023. Portraits d'amies perdues.


Mais où l'ai je rencontrée ?

De tous les portraits à venir c'est le plus court dans le temps. La fulgurance d'un essentiel moment. Le cadeau qu'elle m'a fait sans le savoir.

On est à Paris c'est sûr

L'ai-je rencontrée à la fac d'Arts plastiques, de St Denis-Paris8 ex-Vincennes ? 

Est-ce grâce à ce cours de chant qui n'est pas un cours de chant mais d'expression vocale-de-soi, donné par une femme incroyable, visionnaire rebouteuse d'âmes, chamane des sons qui nous fait monter sur un tabouret et crier puis en descendre et chanter ce qu'on veut tandis qu'elle prend la main et tâte notre pouls spirituel. 

Après des semaines à accompagner-encourager-recevoir l'exercice de mes compatriotes étudiants,( nous sommes tous debouts dans la salle, en cercle), je me lance. Quand je descends du tabouret la prof me regarde et me dit en serrant mon poignet "Mais vous êtes là pour quoi vous ? Vous cherchez quoi?". Je me tais, tétanisée, durant ces séances les vibrations sont tellement palpables qu'on est tous saisis. Parfois on pleure, souvent on se retient, on rit aussi, on fait corps. "Vous n'êtes là que pour donner" me dit-elle, lâchant mon poignet. Je suis perdue. Déboussolée. Elle me fout la trouille.  Au secours. Je suis partie peu de temps après.

Ce cours a marqué toute ma vie, tout comme le grand moment d'auditions au Conservatoire de Paris avec La Chanteuse.

Etait-elle dans le groupe d'étudiants ? Etait-elle sur deux des autres ateliers de chant où je suis passée ? Etait-elle amie d'amis? Bossait-elle dans la plus grande Poste de Paris avec moi. Entre 6h du mat et 11h, où se croisaient beaucoup d'étudiants très marrants, étudiants de tout un peu partout, un régal.

Je ne me souviens de rien. L'unique vision très nette que j'ai d'elle est celle de cette femme bien plantée sur la scène, salopette rouge cheveux acajoux guitare en main. Elle m'a demandé de l'accompagner au Conservatoire de Paris pour la soutenir dans son audition. J'y viens guillerette, curieuse, passionnée, émue, sans avoir la moindre idée de là où je vais mettre les pieds.

Elle chante Barbara seule avec sa guitare, seule en scène. Nous sommes une vingtaine de spectateurs dans l'immense théâtre, le jury est visible, de dos, en contrebas. Concentrations en mégatonnes, tremblements, peurs. Moment de vie intime,  décisif, pour les candidats et finalement pour moi à une moindre mesure.

J'arrive dès le début des auditions auxquelles je vais toutes assister.Une claque, un choc émotionnel qui m'entre dans toutes les pores de ma peau, tous les neurones en vrille. J'apprends, je découvre, je suis pétrifiée, je suis en scène avec eux tous, j'ai un trac de malade assise sur mon fauteuil. Je savoure le privilège aussi, la chance de vivre cela, je la savoure encore aujourd'hui. Il y a des fois qui sont des une seule fois qui dure en nous éternellement, c'est comme ça.

Elle chante, je crois qu'elle chante deux chansons. Un pianiste est à disposition pour ceux qui le veulent. Je la trouve magnifique. Elle est habitée, elle n'a pas peur, elle interprète les paroles, elle a la fibre,  belle Terrienne courageuse, combattante, artiste qui connaît déjà la scène en amateur.

Voilà ce qu'elle m'a donné. Je ne sais plus rien d'avant ce moment là, et plus rien d'après. Nous étions comme des poissons dans l'eau, ensemble. Combien de temps nous sommes nous fréquentées? Elle a bougé sans doute, je ne sais même plus si elle a été reçue au Conservatoire. J'ai bougé moi aussi, on a nagé dans nos eaux, carapaté, évadées, libres.

Cet après midi de fou à écouter voir respirer chaque candidat a changé ma vie. J'ai compris ce qu'était un artiste, j'ai compris le travail à fournir pour monter en scène. J'ai vu le don inné. J'ai ressenti que pour les candidats, tout était joué dès les premières secondes. Les positionnements des corps et des voix, l'interprétation, ce qui se dégage de l'être, l'allure,  les gestes, et leur invisible mis à jour. Parmi la trentaine retenus sur sélection préalable, trois avaient crevé l'écran direct, nous avaient pris, soufflés, épatés. Comment faisaient-ils. Il n'y avait pas que le travail. C'était au delà. Moi qui avait encore en tête de composer des chansons et de chanter peut être, j'ai reçu une magistrale leçon. 

Je suis entrée un peu plus à la fois dans la poésie et dans la vie réelle grâce à elle, dont je n'ai gardé que la fulgurance d'un après- midi extraordinaire, inoubliable pour toujours.

 Je la revois sur scène dès que je le veux, la photo est gravée. Sa salopette, sa stature puissante et décidée, campée sur ses pieds guitare en bandoulière. Je revois la grande scène noire et grise, les lumières qui reviennent après chaque prestation. Je revois le silence, les présences, les chuchotements, les pas qui glissent sur la scène, le trac que j'ai eu, les émotions profondes qui m'ont sidérées. Avalée toute crue.En chantée.

Un moment d'amitié lumineuse et d'aventure aussi. De ces années où l'on a vingt ans et quelques brindilles en plus. Les années où l'on ne sait rien de soi mais on tente tout. Les chanteuses rêveuses qui partiraient sur leurs chemins.

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18 mars 2023

Garder traces

 Projet d'écriture, mars 2023. Portraits d'amies perdues. Les bases et critères d'écriture.

 

Ce samedi 18 mars, presque printemps, je pose les premières pierres d'une idée qui m'a trottée en tête cette semaine. Ne me demande pas pourquoi, je ne sais pas, ou surtout, il me faudrait trois pages pour le dire.

L'idée c'est d'écrire sur les amies "perdues". 

Sur les personnes qui ont été là, souvent via le travail, qui ont compté, même si, parfois, notre relation fut courte. Mais voilà, malgré ma mémoire souvent amnésique, voilà que je me souviens encore d'elles, que j'ai des images très précises, mes neurones ont été tatoués. 

Elles ont sans doute changé ma vie, ouvert des sentiers, on s'est tenu la main quand on cherchait des pistes, on a ri, on s'est connues, suffisamment pour que je les garde maintenant qu'on ne se verra plus. On ne se connaît plus et on ne se verra plus, pour une majorité d'entre elles j'en suis certaine, même si la vie réserve d'immenses surprises jusqu'au bout.

Il y aura un article par personne.

Et j'ai décidé de quelques critères pour m'aider à trancher, à laisser certaines de côté, dans l'espoir peut être...

Les critères de choix et les modalités sont:

- Etre femme

- Avoir marqué un ou de nombreux moments de ma vie

-Ne plus avoir aucune coordonnées de ces personnes, ni adresse, ni téléphone, ni adresse mail, ni facebook, etc etc

- Pour une majorité d'entre elles, ne plus être en relation depuis vingt ans ou plus.

- Raconter ce qui fut, en vrai, mais ne pas nommer par les vrais prénoms. 

- Chacune aura un surnom-mot qui la qualifie à mes yeux. J'ai pris la première chose qui me venait en tête en pensant à chacune. Il y aura donc "La chanteuse", la fulgurante", "La confiante", "La tranquille", "La forestière", etc etc

- Il n'y aura pas ou peu de description physique, c'est un challenge pour moi, mais ce n'est pas de leur "aspect" dont je veux parler

- J'écrirai sur leur sensibilité, leur parcours, notre relation, leurs failles, leurs forces, en toute subjectivité.

-J'écrirai sur "comment on s'est rencontrées" et "comment on s'est défaites", en toute subjectivité.


J'ai toujours voulu écrire sur l'amitié, qui est une valeur et un vécu qui ont façonnés ma vie depuis mon entrée à l'école primaire. 

Ecrire sur ce thème n'est pas aisé. C'est une intimité totale. Les ruptures d'amitiés, par exemple, sont presque pires que celles d'amour. Elles se vivent sur un autre registre, peut être parce qu'on n'a rien prémédité,  parce qu'elles arrivent malgré nous, nous échappent totalement. La relation est née presque sans y penser, naturellement, dans une confiance enfantine, pure et généreuse, et se rompt. 

Rupture dans une simplicité confondante, sans heurts et sans que des mots soient posés. De la même trempe que la naissance de la relation. Tout nous échappe. Très souvent, rien depuis le début, n'est ni contrôlé ni explicité. Doux compromis, telles que nous sommes, à un moment donné puis à un autre moment qui ne se donne plus. Un parcours commun se termine, tel un sentier dans les bois qui laisse place très naturellement à une route.

Parfois ce compromis doux devient cruel ou amer La rupture ne semble pas mutuelle et est tranchée nette dans une sidération et parfois une violence à laquelle on ne s'attendait pas, même si on a été "forcément" actif, puisque tout est mutuel dans une relation. Quel est cet étrange sentiment ?

Je dis toujours que chaque ami.e est un morceau du puzzle-des-amis, ce puzzle vital. Il manque une pièce ? Alors il manque un morceau de puzzle, peut être est-ce un petit truc à droite pas précis, peut être est-ce un motif très dessiné en plein milieu. Chaque ami a sa couleur, ses particularités, sa voix, ses gestes, ses opinions, ses façons d'être, tout est singulier et nous enrichit de cette couleur rare, la sienne, introuvable ailleurs.

Parmi la douzaine d'histoires à venir, le temps a souvent fait son travail sans trop de douleurs. Pour la majorité d'entre elles, je ne souffre pas de ne plus les connaître. Et en écrivant cette phrase je pense avec émotion "Certaines ne te manquent-elles pas tout de même ?". Et je réponds: si, si, et savent-elles combien elles m'ont aidées, m'ont éblouies, m'ont fait du bien ? C'est peut être pourquoi je veux l'écrire, pour garder traces et gratitude. Pour adoucir aussi les absences, toutes les absences.


 

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14 mars 2023

Ce qu'il faut

 

La maison est à sa taille. Sans étages et en dur, pas en bois ni pilotis.
 
La grande salle accueille dès l'entrée, toute en longueur pleine de perspectives, avec son coin cuisine au fond. 
 
Au milieu de la salle, à droite, un petit couloir avec la salle de bains en face, juste comme il faut avec un chauffe eau individuel, qui comprend le pommeau de douche. De l'eau chaude, donc. Le confort.
 
De chaque côté, les deux chambres. La sienne sera grande et le lit immense, king size from america. 
 
Seule, ce sera sa maison, son jardin de bougainvilliers, vue sur les rizières.
La terrasse a un toit, c'est un recoin, une nichée vers l'extérieur. Sur le fauteuil en rotin elle restera longtemps durant les fins de semaine.
 
Seule, ce sera sa maison. Elle est chez elle, elle y loge qui elle veut. Des visiteurs, une collègue en quête de son propre logement, des collègues d'Europe, de passage, et des vrais amis, comme Cathy venue du Cambodge voisin, en collègue et voisine. 
 
Seule elle doit assumer. Le travail qui fait peur, tant de responsabilités, une équipe qui attend d'elle. 
 
Seule elle doit assumer une rupture non assumée. Elle doit se relever. Elle est venue poussée par le désespoir absolu. D'avoir perdu une bataille, une moitié d'elle, à en arracher les murs qu'elle a laissés.
Seule elle étudie le soir, elle poursuit ses études universitaires, elle passera les examens écrits dans la faculté locale. 
Elle rencontre les professeurs francophones qui tentent de lui expliquer les matières qui la rebutent. Ils vivent comme des nabab dans des maisons immenses entourées de végétations tropicales. Au bout d'une année de révisions et de devoirs par correspondance, roulant en mobylette sur les routes poussières oranges, une fois, trois fois, elle ira passer tous les examens dans cette petite université exotique.
 
Elle reçoit Chi, son amie collègue d'origine vietnamienne, qu'elle a croisée à Lyon, puis aux Phillipines, qui lui dit de retirer ses photos au mur de sa chambre. De ceux qui ne reviendront plus, qui ne viendront jamais, de cette ombre sombre en elle, cet amour défunt. Elle écoute, elle n'est pas prête encore. Chi est une femme debout et profonde, elle sait qu'elle a raison.
 
Des fenêtres de la chambre, grillage et moustiquaire, elle entend la nuit les crapauds buffles croasser, comme jamais tu n'as entendu les crapauds croasser. La nuit, au bord des papyrus humides, une forêt de papyrus, les crapauds s'amusent, vivent, baisent, jouent, dorment. Ils forment, avec la tiédeur perpétuelle, les odeurs étranges, et les incessantes découvertes ici, ils forment sa vie. 
Ils suffisent d'eux mêmes à lui imposer ce qui est.