26 oct. 2022

Mai 1992

 

Dieux et Déesses

La lune blanche est sur la moustiquaire.

J’ai ouvert grande ma fenêtre, aujourd’hui dimanche, ici et presque vingt ans après, pour te le dire. Le soleil frappe sur le bureau. Le vent râpe le froid, s’attarde, s’impose sur moi.

J’ai attendu pour te dire cela. Mon plus grand souvenir. Celui là.

La beauté de la vie non trompeuse. Directe. Soulevée pour toujours. La vérité de l’Amour.  L’Eternité et la source de son envie.

L’hôtel est très ancien colonial et décrépi. C’est la décadence. C’est très très beau. L’espace est vaste. Couloirs, chambres, escaliers sales, anciens tapis rouges qui ont derrière eux une trentaine d’années d’abandon et un génocide en prime. La chambre est grande. La salle de bains d’une autre époque et la baignoire aussi. Des robinets grincheux coule une eau marron dont on ne sait que faire ni quoi penser. A quoi bon ? Il n’y a plus rien à penser, il y a juste à regarder et respirer. Ce temps tout autre. Ce voyage.

Sous la moustiquaire la lune est encore là, le jour et la nuit. Il y avait pourtant deux lits, comme c’était bizarre…Alors tu traversais l’entre-nous. Tu laissais d’abord une place et le désir devenir intenable. Puis sous la lune tu venais et c’était le bout.

Tu disais  c’est fini et c’était une lune de miel. Il n’y avait plus rien à chercher là. Je lâchais là tout ce qui me restait. Je prenais tout.

Le petit-dejeuner dans la grande salle qui n’avait plus de nom, plus de sens, plus que nous. Au travers de la vitre le grand Cambodge était debout, enfin, magnifique. J’étais une reine à genoux.

B. nous attendait. Un complice d’une autre vie, retrouvé là dans ses fouilles, celles de l’Ecole Française d’Extrême Orient. Des hangars remplis de pierres, de vestiges, de bouts de statues, de Dieux et de Déesses stockés, couchés et debouts. Et moi à genoux.

Alors nous partions vers le grand Angkor Wat, quarante kilomètres de forêts et de sites sauvages et divins, sur nos deux roues. Des Princes, des guerriers, des fous. Vous deux sur le terrain de votre passion et moi apprenant tout. B. nous emmenait sur des lieux à découvrir encore, sur des énigmes à déchiffrer et vous étiez au comble de votre art, de vos intelligences. Une beauté.

D’abord tu ne vois rien, novice que tu es. Tu vois une friche, une pente, quelques briques, des pierres amoncelées. Eux ils sentent. Ils ne disent rien, ils scrutent. Leurs yeux vont huit cents ans en arrière et ils tâtonnent. Ils voient, ils touchent, ils repèrent. Beaucoup plus tard ils se parlent, ils montrent, ils confrontent leurs argumentations et leurs évidences.

Là était un chemin, là une maison, là des animaux sans doute, plus loin un lieu de prières. Là. Là où tu es, sous tes pas. Tu écoutes, tu sens, tu lèves la tête, ils te dessinent de leurs mains huit cents années du passé qui revit là dans leurs bras qui s’agitent devant toi, émerveillée. Tu frémis, tu vois. La vie sur cette Terre. L’ancien et l’aujourd’hui, le détruit et le réuni, le retrouvé, la résurgence, le définitif. Et  sous tes pas la découverte de toi que tu ne soupçonnes pas.

Et ainsi de suite, encore plus loin, puis là et tu es dans une autre dimension. Tu essaies de tout retenir, de respirer mille fois, d’ouvrir tes yeux pour qu’ils restent là dans ta vie de toujours, toujours, mille fois. La géantissime vie éblouissante alors que tu pleures et vis un trépas de ton âme à quelque pas de là.

La lune, encore, frappe à la moustiquaire. Et bien sûr, ici devient chez toi.

Sur les routes l’Angkor Wat s’étale indéfiniment. Ici, tu appartiens. C’est maintenant. Il avait dit C’est fini, mais tout commence. On ne pense plus à rien, on ne dit plus rien. Ce n’est pas le moment. Les pierres entourent tout l’avenir, dérisoire il est.

Dans le temple du Bayon, surmonté de têtes souriantes, je vais seule. Je me perds, volontairement. Je veux me perdre pour toujours. Ici réside l’Amour et l’Eternité pour toujours. Je veux oublier et tout garder. Je veux me perdre et rester. Je me perds. Les couloirs noirs s’enchaînent. Pour moi, juste pour moi. Il n’y a personne dans le temple sacré et merveilleux. Je m’adosse. Je m’assois. Je marche. Je m’arrête. Je suis seule et accompagnée par la vie. Chaque couloir m’enserre et me porte, me joint, me laisse là. Je glisse, je lève les pieds entre chaque porte jonchée de pierres cassées. Pierres au sol, pierres aux murs qui me parlent de moi et me racontent, à chaque endroit, chaque détour, recoin, parcelle, toujours.

Pleurer je le fais à peine. Je suis trop sous l’extase, je suis trop loin de celle qui, hier, croyait t’avoir perdu. Ici je ne perds rien, il n’y a rien de ce monde. Ici est l’absolu. Il y a les traces des mains qui polissent les murs, les Dieux et les Déesses. Ici. Là. Je me fonds dans le noir, le dédale intérieur, toujours des centaines de portes qui sont béantes, juste des trous dans l’espace et la place. Passes. Je me glisse, je me fonds. Il n’y aura plus d’avant maintenant.

Sur les hauteurs là où le haut des têtes béates se retrouvent, je te vois. Je n’ai plus besoin de te voir. Je sais, tu avais dit C’est fini.

Je suis une statue de pierres, une déesse au sourire caressé, par des mains, par milliers. Elevée et immense, juste ma tête qui touche un ciel. Un ciel éternel, un ciel levant.

Dans l’avion du retour, qui nous ramène dans la grande ville khmère où nous vivons,  je vais pleurer plus que de raison. Tu seras submergé. Tu ne sais que comprendre. Et tu comprends que ce n’est pas nous que je pleure, mon amour, ce n’est pas nous. C’est le lieu auquel j’appartiens maintenant et où je suis restée et où je ne retournerai plus jamais. Ce chagrin d’amour c’est pour Elles, Déesses où je me noie. C’est là-bas. Je les laisse. Mon corps se déchire, se débat. C’est l’Amour et l’Eternité que j’ai touché, qui m’ont prise et adoptée. Je sanglote, je suis défigurée. C’est la lune sous la moustiquaire, ce n’est pas toi. C’est le tapis sale et rapé, rouge dans l’escalier. Et c’est toi qui fouilles dans une friche et reviens en arrière. Puis me regardes ébloui,  et me confies les secrets d’une autre vie.

Et c’est moi qui vais, seule, perdue de joie, dans le couloir sombre plein de ma vie. Je pleure, je resplendis.

11 avril 2011

Hier avant demain aujourd'hui hier peut être

Hier encore lui, celui d'il y a trente quatre ans, pourtant trente quatre ans ils ne les ont plus.
Hier encore lui, celui dans sa voiture bleue 4X4 des brousses asiatiques, il roulait comme un cinglé, à la portière elle s'accrochait.

Aujourd'hui est-ce lui qui s'accroche, est-ce elle qui joue des croches et des demi-pointes de danseuse, celle au tutu blanc de ses dix ans. Ils sont encore face à face.

Les décennies entre eux ont coulées, avec ou sans, avec toi, sans toi, avec un ou une autre, le temps a marqué sa volonté d'exister.
Tout en découle, en découdre ils en sont encore capables. On le sent. On le sent dans les murs, dans les postures, dehors, dedans. Dans les silences, dans le vivant. Ce feu brûlant ne les a pas tant quitté.

Hier c'est encore lui, celui du boui-boui, des bougies dans la chaleur moite d'un restaurant un peu louche. Viens voir mes moussons ma belle, viens voir mes tournants.


Trente ans après les margouillats dans les huttes, des maisons de bois où passent les moustiques, où l'odeur des piments broyés dès six heures du matin s'infiltre partout alors qu'on aimerait un café. C'est la voisine qui tape sur son mortier, le sens de sa journée en dépend.

Hier encore il la serre dans ses bras, ils sont nus, et c'est une première fois. Elle a l'âme qui monte au ciel, l'infini s'est étendu entre eux, pas comme la première fois, bien mieux je crois, juste entre leurs bras.

Elle retombe amoureuse.

 


 

14 oct. 2022

Les tournants

Quand je suis arrivée ici, dans cette maison, en 2011, j'ai été prise d'une frénésie créative. 

C'est venu sans que je réfléchisse, impulsivement et très construit, avec une forte détermination , très profonde.


 

( si tu cliques sur les photos tu les vois en grand)







 

 

Auparavant j'étais en appartement avec un coin bien délimité "à moi" dans la salle, où je faisais déjà de la peinture, pas trop, et surtout des collages et coloriages. 

Dans la maison, au bout de trois mois, j'ai définitivement choisi la pièce qui serait mon atelier, à l'étage. 

Une grande table à tréteaux, deux fenêtres sur les arbres du jardin. Un beau parquet récemment mis à jour et poncé. Des murs orangés doux et vifs aussi, des murs en planches de bois peintes en blanc, je n'ai rien eu à modifier. 

 










 

A partir de là, assise à ma table face au jardin, j'ai été méthodique et décidée. 

J'ai acheté tous les matériaux possibles, gouaches, huile, acrylique, pigments, encres, fusains, pastels,  crayons, feutres, colles, carnets Canson de diverses tailles, papiers divers, tout y est passé. 

Je faisais n'importe comment, sans technique, je mélangeais tout avec délectation, j'en mettais partout, parfois rien ne "tenait" bien sur le papier, je mettais de l'eau avec de l'huile, c'était la tambouille, vraiment jouissive.

Ma frénésie la plus dense et la plus incroyable, avec le recul, a duré tout le premier été ici. J'ai tout gardé pour me souvenir toute ma vie de ce moment.

 





 

Le chat à droite, ci dessous, est mon premier essai à l'huile. 

Celui de gauche mon premier essai à l'acrylique



 

 En septembre j'ai découvert un atelier collectif au bourg, avec une prof hors norme, artiste et arthérapeute. 

Elle a quitté l'atelier fin décembre après dix ans d'un travail extraordinaire. J'ai donc juste bénéficié de quatre mois avec elle. Je pourrais dire qu'elle m'a ouvert les bras, les miens, et j'étais sur un tremplin où je me lançais, inconsciente, sans peur, naviguant à vue. Je ne cessais d'improviser et de faire tout ce qui me passait par la tête. On peut dire que cela a duré une bonne année.

Aujourd'hui j'ai regardé ce qui me reste de cette période ( cf photos de cet article). 

Je ne sais pas qui est cette fille qui a fait tout cela. Ce fut une période très intense, sur le plan créatif et professionnel, et aussi douloureuse. Deuils familiaux, distance avec des amies anciennes. L'absence cognait à ma porte et m'engouffrait. Il y a des périodes d'immenses changements où l'on ne maîtrise plus rien.

Qui est cette fille qui a fait ces dessins, ces peintures ? C'est comme si en arrivant ici j'avais "tout déballé" ce qui était bien le cas...après un déménagement !

Mais je déballais bien plus que du visible et du conscient, bien sûr. Je pourrais dire que j'avais de l'or sous les doigts, j'étais l'enfant prodigieuse, l'enfant dans sa grotte qui écrit sa préhistoire, qui jette sur les papiers tout ce qui est en elle, spontanément. 

Je pense avoir fait les plus belles choses à ce moment là. Quand je les regarde à nouveau je vois ce qui m'animait et l'exploration joyeuse qui était en moi.

 









 

Je prenais régulièrement des modèles pour m'inspirer. Bien souvent je croquais d'un bond, en quelques traits, parfois je prenais le temps et m'appliquais d'une nouvelle façon. Tout était nouveau pour moi, même si je puisais dans des expériences anciennes, dans des fonds qui ressurgissaient. 

Un été après, en 2012, sans doute encouragée par toutes mes expériences récentes, je faisais des petits tableaux, dix exactement, pour mon récit issu de la terrible fin de vie de ma mère, " Le dément voyage" auto édité en 2012. 

Là aussi, tout me venait sans jugement. En une après-midi je pouvais faire trois peintures pour mon bouquin, c'était plié, j'étais sûre de moi. 

De cette année très spéciale, 2011-2012, j'ai gardé pas mal de créations, et quand tu viens chez moi, tu les vois au mur aussi. 

J'ai gardé les quatre premiers croquis de ma première séance avec cette arthérapeute en or, les souvenirs de ces moments d'illuminations sont totalement intacts.

Par la suite, je me suis mise à envoyer par courrier presque tout ce que je faisais. Je me suis mise à créer "pour"quelqu'un, comme une mise en images de mes pensées pour cette personne à laquelle j'allais écrire.

L'importance du courrier dans ma vie a pris le pas sur la création sans intention précise vers une personne définie, a pris le pas sur la création "pour la création", chez soi. 

Je me suis aussi lancée dans une correspondance assidue vers des personnes âgées qui ne sortaient plus de chez elles. En particulier ma tante chérie, et ma deuxième maman-meilleure amie de ma mère.

Les créations sont devenues "utiles" et "liens vitaux". Réparatrices, consolatrices, sans doute. Je ne peux ni savoir ni dire tout ce qui se joue dans ce fonctionnement si intime.

 L'art est toujours arthérapie, n'est que thérapie,  disait ma prof, avec un petit sourire en coin, presque épaule contre mon épaule, jetant un oeil sur mes exercices.


 Par la suite j'ai gardé tout de même quelques productions.



Aujourd'hui je me demande si je ne suis pas à un tournant, un tournant comme celui de 2011. 

J'ai mis beaucoup de temps pour me sentir bien dans ma maison et dans son environnement. 

Il faut beaucoup de temps pour se faire un nid et surtout s'accepter dans ce nouveau nid, dans un contexte nouveau, des espaces nouveaux autour de soi, villes, nature, rues, murets recouverts de végétations, qui sommes-nous ici ? Comment trouve-t-on une place, un regard ? Qui sommes-nous ? Plus jeune je m'acclimatais en quelques semaines, je pouvais déménager avec entrain tous les deux ans. Et maintenant ?

Retrouveras-tu, sur la table à tréteaux  de l'atelier,  cette vigueur et cette insouciance ? Faut-il ranger mieux et jeter ces pots secs et inutiles ? Faut-il reprendre des modèles pour mieux s'en défaire et jouer joyeusement ? 

Il n'y a plus de personnes âgées et immobiles qui attendent ton courrier. Tu les as bien consolées.

Tu es libre maintenant ?

 

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