7 mai 2021

Italie amis

 Tout bouge. Pouvons-nous rester immobiles ? Pourquoi aurions-nous le sentiment de ne pas assez nous accomplir, de manquer des coches ? Des cloches ?

La vie est par endroits. Par strates. Par creux, avec une météorologie hors contrôle. 

Un matin de cette semaine, réveillée trop tôt, beaucoup trop tôt et pourtant avec un cerveau en alerte, voilà que je pense à la ville de Rome. Ne cherche pas à savoir pourquoi, le cerveau est un être indomptable. Et je me dis que je ne suis allée en Italie qu'avec deux personnes, en deux moments très différents de ma vie, avec deux personnes d'origines italiennes, assez pour que cet homme et cette femme comprennent l'italien. L'une à la louche, l'autre parfaitement.

Et je pense alors, dans mon lit, roulant vers Rome avec cette amie, depuis la Normandie, je pense à quel point les virées, les escapades, étaient faciles à décider et à mettre en route. L'amie en question ne fait plus partie de ma vie. Et là aussi je pense à quel point je me faisais amie, vraiment amie, avec des êtres qui comptent, et puis, la vie avance et parfois l'amitié change de carrefour. J'ai partagé des moments importants avec cette femme, elle travaillait dans l'humain, dans l'humain cassé, handicapé,familles défaillantes, tandis que je travaillais dans la petite enfance, et aussi dans l'humain en déroute, des mères sans familles et avec enfants. Chacune dans des lieux différents, on accompagnait des personnes hébergées par la vie, dans des "foyers" de remplacement. 

Ensemble, on se marrait beaucoup. Elle aimait rire. On prenait des décisions, on se plaisait, plaisir d'être ensemble, de parler de choses essentielles. On était plus ou moins célibataires, par moments. Parfois non. Elle eut le projet de rejoindre un amoureux au Québec, cela me fit prendre l'avion pour la première fois vers Montréal. Le temps que je prenne mon billet elle avait largué son fiancé qui m'hébergea quand même. Une drôle d'histoire. Les histoires d'amour finissent mal, bien souvent. 

Je ne sais comment on s'est perdues de vue. Je crois que c'est quand elle a épousé son dentiste, et qu'ensuite j'ai déménagé vers le Béarn. Je ne sais plus. Cela s'est fait sans heurts, en douceur, la vie glissant à notre gré. Je garde chez moi deux assiettes très belles, d'un service de huit qu'elle m'a offert il y a au moins trente cinq ans. De grandes assiettes plates, blanches, comme des soucoupes volantes, bordées d'un beau bleu autour du premier rond, puis, l'assiette s'élargit comme avec un anneau de Saturne, bordé de bleu, du même bleu. Deux cercles bleus, un dans l'assiette, l'autre tout autour. Je ne sais vraiment pas comment j'ai pu conserver ces deux exemplaires. Mais il faut dire que j'ai eu pas mal de cartons, à droite et à gauche, dans des greniers, que des amis me gardaient. Fidèles. Oui, une fois partie en Thaïlande, je pense avoir perdu trace de cette amie, tandis que mes cartons gardaient signe de notre relation.

Nous sommes allées à Rome en août, une folie. Un aller-retour. La voiture remplie d'affaires d'une copine qui s'installait là bas avec son amoureuse, dans la Casa del donne. La Maison des femmes. Où nous avons dormi deux nuits, matelas au sol, dans ce lieu immense, un peu squatt collectif, dans une bâtisse historique, toute en pierres, je me souviens des escaliers frais et des cours intérieures. On a dormi devant la chambre des copines, sur un palier grand comme un appartement parisien, les matelas dans un angle grand comme une chambre. A la plage on s'est fait voler des sacs laissés dans la voiture fermée. Cela nous a valu des heures d'attente au commissariat parce que mon amie voulait porter plainte et faire marcher son assurance. J'en ai déjà écrit des textes cocasses, sur l'ambiance "mee too", assises sur un banc dans un couloir glauque avec les flics qui mataient et nous laissaient suer sur place. Le bagage linguistique de cette amie n'y a rien fait. On était otages de ces connards, en plein 15 aout, sur la plage du Lido di Roma. La totale.

Celui qui me ramena vers l'Italie, une bonne décennie plus tard, parlait couramment la langue, ainsi que nos langues, nos corps, et le reste, le Bon Dieu sans confessions, le Saint Esprit tout cuit, nos âmes en tourbillons, nos êtres emmêlés, rafistolés, collés, écorchés. C'est moi qui choisis Venise comme destination. S'il fallait y aller, une seule fois et pour toute, il fallait que ce soit avec lui. Tout y était avant l'heure. Tout était fait pour. L'Italie ne peut pas se contenter d'un médiocre propos, d'un semblant de romance, tout peut y devenir, et le pire s'il le faut, autant le planter dans le décor. Il y eut des moments difficiles mais Venise gagna la mise. Quand j'y repense aujourd'hui, tiens, je me dis qu'on n'avait ni téléphone ni appareil photo et que ça, c'est vraiment bien. Ne reste que mon imagination délirante. On aimait marcher, on a marché sans cesse. Il est facile d'éviter les touristes et on était en automne, les dates étaient parfaites. Je n'avais pas imaginé que l'eau serait partout, et que partout les bus seraient bateaux. Je n'avais pas imaginé les îles, des territoires où accoster sans cesse, une vie maritime agile et simple comme bonjour et on y va, on va et on revient, autant de fois que la journée compte de minutes, des secrets dans chaque ruelle, des secrets impénétrables au premier coup d'oeil. On ne peut pas imaginer Venise. J'en garde un coup de foudre, un poignard de dentelle, de doux, de surprises, un lieu où deux yeux ne peuvent suffire. 

Je n'y retournerai pas, très certainement. Et c'est mieux. Parce que, ce que j'y ai découvert, tant aimé avec ma peau, mes marches seules dans les quartiers vides en début d'après-midi, les terrasses de restaurants dehors avec toi et ton appétit d'ogre qui mange mon amour et débusque chaque nouvel éveil des sens, la gare de Venise, le premier bateau-bus, les petits marchés du matin, la nuit qui tombe sur cette île où nous achetons fromage et saucisson pour le voyage du retour, l'hôtel et ses cafés serrés au comptoir où nous passons inaperçus. Ta joie, ma joie, sont restées pour toujours, effacent le reste, effacent les contours qui piquent, effacent les peurs qui déjà ruisselaient.

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