24 mai 2022

Mai aller

 

Pour quoi ce trouble nouveau ?

J'ai réalisé il y a peu, que le mois de mai rassemblait la mort de mon père et l'anniversaire de ma mère. Je n'ai pas envie de chercher les dates exactes, mais on est autour de l'Ascension, pour l'un et l'autre. Tous deux morts, l'un en mai 1984, j'avais 24 ans, l'autre en décembre 2007, j'avais 47 ans.

Le mois de mai est un beau mois, on peut dire qu'on est en plein printemps, la saison des renouveaux, de la beauté, extrême et innocente, dans les jardins, dans les rues, aux terrasses, dans les parcs, dans les prés, les montagnes, les mers, les plats, les hauteurs, tout est à l'apogée, renaissant.

Mai et son muguet, mai et ses jours fériés, mai et ses petites escapades, mai et faites ce qu'il vous chante le beau mois de mai. Ma mère était Gémeaux, mon père Capricorne. Le petit feu de joie lapin bondissant et la forêt en hiver, exigeante, décidée. Mon père faisait peur à mes amies, à mes cousines aussi, ce père là je ne le connaissais pas, le père qui reste en ma mémoire est celui qui me cajolait, la petite dernière, qui caressait mon visage de la tempe au menton pour m'endormir durant mes premières années où je refusais de m'endormir sans une main dans la mienne. " Tu nous as pris nos nuits" disait ma mère, "On n'a pas voulu d'un autre enfant, tu nous as épuisés.". Car, dix ans après les deux premiers, l'idée était de réitérer la mise. Il faut croire que j'ai pris la place pour deux. L'ultime dernière chance, j'ai tout mangé.

Mon père est mort chez lui, dans son lit, très bien accompagné par un jeune médecin formé aux soins palliatifs. Quelle chance. Les hommes me semblent avoir plus de chance que les femmes dans ce domaine là. Ils sont accompagnés par leur femme, ils sont moins nombreux dans les maisons pour vieux.

Oublier. Oublier et vivre. Ce père que j'ai si peu connu, au fond, que je n'ai connu que sous l'étiquette de père, de cette génération où l'on ne disait rien de soi, on avançait, on bossait, on partait en vacances, on revenait, on bossait, on fumait comme des pompiers, on buvait, on refusait de savoir, on ne passait pas des radios ni des scanner, ni des dépistages machins. A la fin on mourrait. Fin. Mais de son enfance, de ses doutes, de ses grands-parents, de ses parents, on parlait peu, et pas aux enfants. Pas chez nous. Ou bien j'ai tout oublié. Et c'est quand les gens ne sont plus là qu'on veut tout savoir. Tout demander.

Donc il faut vivre avec les silences, les non-dits, l'ignorance. On garde les mois du calendrier, comme des doudous quand même. On garde les cérémonies, on sait où on était, parfois on ne sait plus. On était trop jeune. Mes grands parents sont comme partis sans moi, j'étais une jeune fille qui vivait sa vie, cela me prenait toute mon énergie. Ma mère ne nous forçait pas à venir aux enterrements. De Mai 1984 je me souviens toutefois parfaitement. Depuis le coup de fil pour m'apprendre la nouvelle du décès de mon père.( J'étais à l'autre bout de la France). Depuis la gare, le premier café à Rouen avant de monter chez mes parents. Le corps est resté des jours chez nous. Bien relooké pour, bien entretenu. Il dormait, tout simplement, et ma mère dormait dans la même pièce. Le jour où le cercueil est entré dans l'appartement, la mort est revenue, on se demandait pourquoi, on s'était habitués à la présence du corps sur le lit, position identique aux milliers de siestes passées là. Enfermer ce corps dans une boîte fut un drame. A domicile. Sans doute une mauvaise idée. Je ne sais pas. Pour ma mère et sa soeur c'était une évidence, peut être des relents corses, des souvenirs ancestraux. Je n'avais jamais vu cela. Mais, à 24 ans, la mort, et tout ce qui la suit, était très loin de moi.

En 2007 je fus heureuse que ma mère parte enfin, après son long calvaire enfermée. Les heures et années qui suivirent furent très éprouvantes. Tout le pathos familial à son apogée. Par la suite, je n'ai cessé de penser et de me réjouir qu'à cinquante ans passés tout était derrière moi, cette épreuve commune et ses tsunami étaient derrière. Bons ou mauvais tsunami, ce sont des changements déterminants, des renversements de vies. Je suis bien désolée pour mes ami.e.s qui sont encore dans le soutien des fins de vies de leurs parents et qui portent et portent sur leur dos. Mais plus ils auront porté et aimé, plus la route devant sera ouverte et libre, je le crois. Nous ne sommes jamais au bout des bonnes surprises. Je crois que je commence enfin à pouvoir sincèrement penser cela. Je ne sais pas comment nous vient la capacité de nous calmer, d'espérer tout de même, d'être, le moins effrayés possible, le plus tendrement possible, avec nous-mêmes.

Mai joli mois de mai. Il faudrait que je tourne un peu les chiffres et comprenne pourquoi cette année les souvenirs de mai me reviennent. Sont-ce des "mais" qui prennent place ou qui s'effacent. "Mais" je ne l'aime pas tant. "Point de mais" aurait pu être ma devise longtemps. Point de diversions et arguments, point de retenue, pas la peine de tourner autour de tout. Allons-y, disait-elle. Aller. Le beau mot, le beau verbe. Aller ne veut pas dire partir, il va bien, il est ici, il reste comme il bouge, aller est simple, pas la peine de tourner autour. Avec les lettres de mai on fait aussi Ami. Et ça c'est la bonne nouvelle aujourd'hui.

 

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