27 avr. 2023

Bien, ce matin

 Jérôme, ça s'est bien passé ce matin. La semaine dernière j'avais trop envie de pleurer en passant te voir, j'étais secouée. Ce matin c'est la lumière.




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J'étais sur le chemin habituel puis j'ai pris le sentier qui monte au dessus du village. Il faisait très beau.

Auparavant, oui,  j'étais en contrebas, près de chez moi, dans le sous-bois avec le ruisseau.

 C'est là que notre ami commun m'a annoncé ta mort. Il y a deux ans. 

Tu t'es bien démerdé Jérôme, tu nous as tous mis sur le flanc. Même ceux comme moi qui ne te contactaient pas depuis longtemps, je ne sais pas ce qui s'est passé, mais ta mort brutale m'a fauchée. Je n'ai pas pleuré quand l'ami m'a téléphoné, nous sommes restés un bon moment au téléphone à parler de toi, et de l'organisation des cérémonies, entre autre.

Je ne savais pas que ton coeur allait craquer un jour et que tu le savais. Mais même ceux qui savaient ont été jetés dans le lac avec goudron et plumes, cuits durs. Ce jour là il y a eu un tourbillon dans ma tête, mon corps, mais finalement je n'ai pas pris la route pour rejoindre tous tes amis fidèles, si nombreux. Toute seule, pas le courage. Vous êtes loin, vous savez ? Une France à traverser.

J'ai écrit, vous m'avez lue. J'ai ensuite regardé les horaires, les dates futures, l'urgence était de ne pas attendre encore dix ans. Et puis tout s'est délité, ceux qui sont loin sont restés loin autant que moi je suis restée chez moi. A écumer.

Maintenant cela fait deux ans, j'ai recompté les années en marchant ce matin, sous le soleil. On s'en fout que je ne soies pas encore venue voir les tiens, tes aimés. On s'en fout parce que tu es ici et personne n'est au courant. 

Il y a deux ans, en ce mai 2021, j'ai erré sur le sentier au dessus du ruisseau où ton ami m'avait appelé. On se parlait, et moi je marchais, pas à pas, lentement, je revenais sur mes pas, je vagabondais sur un chemin, sur une longueur de quelques centaines de mètres, un parcours délimité par moi-même, pour marquer les phrases, écouter, assimiler les nouvelles, apaiser, reprendre, redire, entendre, avec chaque pas, chaque mouvement de mes jambes. J'allais, puis revenais sur mes pas, puis je retournais, puis je revenais,etc.

Il se trouvait que j'étais sur mon lieu de balade préféré. Je n'ai pas besoin d'aller au delà de ce sentier quand je marche. Il me suffit, il a tout. Le bruit du ruisseau qui chante souvent et de diverses façons divines, les oiseaux dans les arbres, cachés, qui préviennent qu'une humaine est là. Les morceaux de branches au sol, tout en fouillis, les arbres qui roulent comme ça pousse, penchent, creusent, se déplument, se tortillent, s'entremêlent, dans ce coin où l'humain laisse faire la nature.

Et dans ce coin maintenant il y a toi. Mais pas n'importe où, non, tu es au bout de ce chemin minuscule non balisé, on dirait une impasse de quelques mètres de friches, juste une trace au sol. Seuls s'y aventurent les très curieux de nature qui ne se contentent pas des panneaux civilisés. Il faut souvent passer sous des arbres écroulés, et au bout il y a un pré en pente douce, très poétique. Avec quelques fruitiers. Et une partie boisée très sauvage, inextricable. La première fois que j'ai osé aller vers cet endroit j'étais comme enchantée, j'ai cru entrer sur une autre planète, passer une frontière secrète. C'est là que je t'ai mis pour te parler, te retrouver quand j'ai envie. 

Souvent je passe sans y penser. Tu n'as pas besoin de moi. C'est moi qui suis dans la mouise.

On ne se connaissait plus après s'être beaucoup connus entre nos vingt et trente ans, mais pourquoi alors ai-je été si meurtrie par ta disparition. Je ne sais pas. Elle a englobé de multiples émotions et souvenirs. C'est un volcan éteint, fumant tranquillement, qui s'est rouvert. Cela a duré de nombreux mois. Puis la lave a coulé, durci. 

Pourtant, quand je le veux, quand je le décide, je viens vers notre coin. Je suis d'abord sur le sentier balisé que je chéris, et je commence à te parler. Dans ma tête ou pour de vrai, avec ma voix. Je te demande des nouvelles et surtout je t'en donne. Je te donne la météo de mes humeurs, je bavarde, ou je me confie. Je t'engueule si ça me prend, je te mets une petit bourre dans le bide, Et bien toi, hein... Et je me sens bien, car ce coin où je t'ai mis il est beau, sauvage, libre, bordélique.

Et, comment ça se fait, ma poitrine brûle un peu, mon corps tremblote, je suis envahie et les larmes sont au bout de mes yeux. Ca fait chier, Jérôme, quand même. Souvent je te dis "Tu fais chier" et puis après je te dis "Tout va bien". Tu as été le premier de la bande, tu nous as bien eu. Comment tu as fait pour me cuire à point, me toucher autant? Y'a un truc qui me rassure, c'est que tu vas bien. Tu souris quand je dis-vague, dis-à-toi des trucs gentils, ou t'informe sur les luttes écologistes et le bordel. Toi tu as fait le maxi, c'est pas comme moi. Tu as lutté, milité, travaillé, étudié, pour la sauvegarde des êtres vivants et des zones humides. T'as fait le maxi. Donc, toi, t'as gagné la médaille. Tu peux être plus calme, et me parler quand je te parle. Sans s'énerver, tu aimais bien t'énerver, bouillonner, réfléchir, t'emballer. Autant que regarder le Gave en silence, seul, voir l'eau, l'écouter, comprendre chaque oiseau, vérifier les traces des animaux. Sentir le vent, les odeurs sur ton visage. Tu m'as appris les poissons, tu m'as appris le sauvage, moi je venais de la ville, je ne distinguais aucun oiseau sur la branche. J'avais vingt-trois ans. Il y a quarante ans. J'ai vachement changé. Tu le sais. Tu ne le savais pas. Maintenant tu m'écoutes parler à Fauvette mon aimée, ma copine de palier.

Tiens, tu as vu ? Ton coin sauvage est en ce moment traversé par une coulée, trace de passage d'animal qui descend à pic vers le ruisseau en bas. Je les adore ces traces là. Mystères dans la nuit, mystères du matin, du soir, quand la voie est libre et que les sauvages reprennent leur terrain. Tu es dedans, en plein.

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22 avr. 2023

Le dernier quart d'heure

 Maintenant je le sais, j'ai confiance.

Dans l'atelier, deux heures à ratasser sur un collage de collage, des choses les unes sur les autres, des couches de peinture, la recherche d'un motif peut être et puis à la fin, c'est la gadoue mentale.

C'est moche. Maintenant je le vois. Je le dis "C'est moche".  J'insiste encore un peu, j'y crois sans y croire, quelque chose va devenir, s'éclaircir. Mais non. Deux heures après, c'est moche.

C'est alors que cela se produit. Je ne sais pas comment ça marche. Cela vient tout seul. Je déchire, j'enlève, je sélectionne quelques morceaux rescapés de la gadoue. Je décolle, je reprends une feuille vierge ou un fond tout autre.

On repart de zéro. Et tout va devenir simple.

 

 

 

 

Assez souvent les bols m'appellent. Ils viennent apaiser mes questionnements et ma déception. Les bols ronds, évasés, je pense aux bols d'Asie, je ne sais pas à quoi je pense. Je pense beauté, simplicité, rondeur, élégance et mystère. Des bols où lire l'avenir. Des contes.

A partir de là, tout est simple, sans réfléchir, naturellement, je coupe, je colle, je dessine, je peins à grands traits de pinceaux et avec mes doigts, vivement, comme si je parlais aisément une langue étrangère, qui me porte dans le mouvement, une langue naturelle.

 


 

Et en quelques minutes tout est posé. Déposé. Allégé. Je suis arrivée sur l'autre rive. Je suis réconciliée.

 


 

C'est le dernier quart d'heure après des heures dans l'atelier à patauger. 

Cet après-midi, les bols sont revenus. Des amis prêts à tout. 

 


 

 Je dis "des bols" mais c'est peut être autre chose



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19 avr. 2023

Roscoff !

 C'est la photo plus que celle

C'est la photo plus que ça

Parce qu'on n'était à peine née, parce qu'on était celle qui est dans les bras. 

Donc, on ne se souvient pas.


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C'est la photo qui partout est restée, chérie, parmi une dizaine d'autres en noir et blanc, qui sont installées dans les recoins de la chambre, même loin d'ici, emportées dans les bagages et les avions.

Les photos rescapées.

C'est la photo qui fait presque pleurer à 63 ans, soixante trois années plus tard, parce qu'on ne sait pas exactement, pas très exactement ce que la famille a fait durant ce séjour breton inopiné. 

"Tu as failli mourir, alors on t'a emmenée en Bretagne". Pour l'iode, l'air marin, le vent, pour que je me nourrisse à nouveau. Qu'est ce qu'il avait ce bébé six mois après sa naissance à se vider ainsi et ne rien retenir dans son mini corps pourtant né potelé ? Le docteur a dit "Du grand air", une Thalasso pour bébés, on n'ira pas en Corse cet été. Cela n'arrivait jamais, ou presque.

C'est le grand-père paternel qui prend la photo, Robert, amoureux de la photographie. Sa femme, à droite, Alice, née au Québec, sa petite-fille à côté d'elle, ma soeur Alice, et mon frère devant. Mon père me porte, ma mère cheveux au vent surveille, à gauche.

Et tout à coup, après cet été iodé, je me suis "re naît", je me suis secouée, j'ai mangé avidement en Bretagne, mon teint a rosi, j'ai re démarré ma vie.

Depuis longtemps je me demande où cette photo a été prise. Ce matin, en réfléchissant à cette Bretagne adorée où je vais peut être séjourner cet été, je me suis dit " Et si j'enquêtais?". J'ai regardé cette photo de très près et j'ai constaté que les indices étaient maigres. On pourrait être n'importe où en bord de mer breton ! 

J'avais en tête Quiberon, mais en regardant la carte de mes futures vacances j'ai frôlé Perros-Guirec dont je n'ai cessé d'entendre le nom quand j'étais petite. Perros-Guirec par ci, Perros-Guirec par là. Mon père, lui, louait Quiberon qu'il avait beaucoup aimé. Sans doute un pont ou une route ou une digue en construction en 1960, année de la photo. Ingénieur des Ponts et chaussées, toutes les nouvelles constructions audacieuses le passionnaient. Bon, alors on était où finalement !?

 Eureka ! Je me suis souvenue que ma mère notait toujours derrière les photos les lieux et dates et parfois les personnes. Et toujours de me répéter "Il faut toujours le faire, car après on ne s'en souvient plus". 

J'enlève délicatement le cadre en verre et tente de détacher la photo qui est collée à la paroi et aux photos voisines, depuis des décennies. Je tourne doucement la photo et...de la plume délicate de mon grand-père je lis "Roscoff. Août 1960".

Roscoff !! On est bien dans le secteur auquel je pensais. 

Et maintenant que je sais avec certitude où j'étais à l'été 60, me reviennent des images de Quiberon, mais on est au moins huit ans plus tard car des souvenirs m'effleurent.  Quelque chose, par là, avait tapé dans l'oeil de mon père. Géographie, architecture, route sur la presqu'île... Bien des années après mon séjour "thalasso bébé", quelque chose avait attiré mes parents vers le Morbihan, et nous n'étions que trois, eux et moi, durant ce séjour.

En 1960, on longeait les côtes entre Finistère et Côte d'Armor. Ma théorie est que nous séjournions à Perros...et que nous sommes là en balade. Les bateaux vers l'Irlande et l'Angleterre étaient-ils là, à mouiller les yeux de ma grand-mère bilingue, née d'une mère anglaise ? La présence des grands parents est intrigante car nous n'étions jamais en vacances d'été avec eux. Ils vivaient à Paris et nous y allions tout le long de l'année, sauf en été. Ils sont peut être juste passés durant un week end. C'est fort possible.

Roscoff ! J'ai comme retrouvé un ami. Un sentier, un panneau de randonnée, un fil d'Ariane. Je suis avec eux quelque part, je sais où. Je sais où j'étais, je sais où nous sommes sur cette photo adorée. Ce n'est pas l'oubli, le manque, l'interrogation gardée durant soixante trois années "Mais où étions-nous tandis que je revenais à moi ?". Et il suffisait de regarder derrière la photo.

 

C'est la photo balancelle

Celle que tu es

Celle née, celle rescapée, celle portée

C'est la photo plus qu'une photo quand il ne reste plus que cela

Et aujourd'hui je retourne, je vois, je suis dans la photo

C'est la photo celle

Que tellement je vous aime, que tellement j'aime

Que nous pleurer est un cadeau


 
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17 avr. 2023

Il y a des livres


Il y a des livres que j'achète. Ils sont rares.

Je lis essentiellement des livres empruntés en médiathèque. Pour diverses raisons. D'abord parce que les médiathèques sont mes amies, elle m'aident à vivre, elles m'aident à oublier le mal de vivre, elles me remplissent de curiosités, de délicatesses, d'emballements, j'en ressors moins stupide et comblée. Guillerette, les bras chargés.

Et puis mes finances ne me permettent pas d'acheter tous les livres que j'aimerais lire. Les emprunter permet de les rencontrer. Et parfois de tomber amoureuse. De les vouloir à la maison, proches, indispensables à long terme dans ma vie.

Parce qu'ils sont tellement denses, en quantité et en qualité d'échanges et de savoirs, de ressentis et d'émotions, qu'il me faudra y revenir, les toucher, faire caresse ensemble, reprendre, se re raconter, les écouter encore. 

Une première lecture n'est qu'un survol tant le propos est grand, tant ils m'apprennent et me bouleversent. Tant je veux apprendre, vibrer avec l'auteur, encore, et plusieurs fois.

 

 Ce sera le cas de celui-ci. 
 
Deuxième lecture de cet auteur dont je garde à mon chevet, depuis des mois,  "Sur la piste animale", que je ne pouvais pas rendre à sa propriétaire. Un doudou.
 
L'auteur est inclassable, son style aussi. Philosophe de la vie, pisteur sur les terrains sauvages ici et ailleurs, passant une partie de sa vie à écouter, repérer, remettre en question la position de l'Homme face à l'Animal. Conversant avec les loups, allant devant l'Ours, changeant sa propre nature, de nouveaux sens déployés, ouïe, sensibilités de poils, regard, vue. Un autre monde.
 
Ce livre est une Bible hors norme et tout terrain. Un guide pour l'avenir. Un mode d'emploi pour évoluer, s'ouvrir, s'alléger, prendre nouvelles racines. S'émerveiller. Se poser. Comprendre.

Le style a une large palette, comme un éventail libertaire. Poésie, ressentis, leçon de choses, formateur, généreux de tout nous dire, de tout nous confier de ses recherches sur le terrain, du plus simple regard sur une patte de loup dans la neige, aux analyses fouillées sur notre monde et les avancées, les trouées à faire pour vivre ensemble, tout êtres vivants confondus. 
 
Mais pour cela il faut apprendre à se connaître et mettre à la poubelle nos fantasmes, nos préjugés, nos peurs irrationnelles. 
 
Il faut apprendre d'où l'on vient et ensauvager l'esprit. Il faut apprendre et oser. Il faut apprendre et s'enjoyer, s'extasier, se laisser fondre. Se dépouiller. Reconsidérer les mondes vivants. 
 
Depuis quelques soirs, dans mon lit, je bascule dans l'exaltation de la découverte ( peut-on chanter avec les loups ?) et l'émotion m'étreint sur des pages extraordinaires racontant les loups, leurs stratégies d'approche ( le loup répond-il, le loup se déplace-t-il vers toi ?). Leur intelligence face à des humains enforestés dans la montagne qui communiquent avec eux est d'une douceur confondante, ludique. Ils mènent ta barque avec délectation. T'emmènent dans leur sillage mental, trompent tes hypothèses, patte dans la patte, c'est une communication de l'hyper sensible. Bouleversante.
 

 
 


 

 


 

D'autres textes seront d'une autre facture sur d'autres contenus. 
 
Toutes sortes de sujets essentiels seront abordés. La théorie est toujours étayée et issue des expériences de terrains. Qui ne sont ni de l'éthologie ni de l'ethnologie ni de la biologie ni de.... Parfois un peu, mais surtout de nouvelles donnes sont en chemin, des croisements, des changements de points de vue et de valeurs. Changer ton regard, oublier ce qu'on t'a mis en tête. 

Pensées et actes révolutionnaires. Re penser, re agir, sur des axes nouveaux, libérateurs, généreux, vers l'ensemble, pour de bon.
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12 avr. 2023

La voisine enchantée

 Jeannine fut d'abord une voisine, au pied du vercors. Nous habitions la même résidence.

Vêtue toujours de vêtements amples et clairs, du beige aux blancs, elle m'intriguait un peu. Cheveux blancs coupés courts, allure droite, légère et qui distillait dans mon esprit des envies de se connaître.

Comme moi, elle adorait étendre son linge sur les fils collectifs au dehors. Elle revenait dans la journée, tourner le linge, le tâter, l'humer et s'extasier.

Quelle ne fut pas ma surprise de la voir démarrer en même temps que moi les nouveaux cours de taï chi chuan au centre du bourg, à 15 mns à pied de mon appartement. 

Notre amitié débuta. Le taï chi demande beaucoup de mémorisation pour retenir les "formes" les gestes, mouvements de la pratique. Une sorte de danse, vue de loin. Elle demanda de l'aide, je suis alors venue chaque semaine chez elle où nous répétions ensemble ce que nous avions appris durant le cours hebdomadaire. Séance délicieuse où je découvrais cette femme à part. Libérée, libre, en connexion avec toutes les forces invisibles. 

Son appartement était chaleureux, d'épais tapis au sol, des dessins, des photos, des objets choisis, des vases et des fleurs, des pierres, des pommes de pins, la nature entrait chez elle. Elle avait divorcé vers la cinquantaine, un évènement déterminant pour elle qui avait tout subi dans sa vie. Elle vivait enfin à sa guise, à sa mesure, et développait, depuis sa retraite récente, ses talents de méditante, visionnaire, astrologue, etc. Elle parcourait la France pour faire des formations, des stages. C'était une fleur qui s'épanouissait après plus de cinquante années de frustrations et d'inhibitions.

Je crois qu'elle m'a beaucoup appris, elle m'a ouvert des voies. C'était juste avant l'an 2000. Nous avons vécu 15 années d'une amitié hors norme. Elle avait presque 20 ans de plus que moi, mais elle était une vraie copine comme on en rêve. Toujours présente et généreuse, son but était de répandre la joie, d'honorer chaque micro moment de bonheur. Cette joie nous unissait. 

Elle connaissait tout de la nature, les plantes comestibles qu'elle glanait juste au dessus de la résidence, ses salades fleuries, elle m'épatait. Elle évitait l'allopathie, elle se soignait le plus possible de manière naturelle. Il y avait eu des épisodes très lourds, de maladie, dans son "autre vie". Moi j'arrivais au bon moment, sans informations sur l'ancienne Jeannine. On était à l'unisson.

Nous nous écrivions, nous nous sommes toujours écrit, même en vivant à proximité. Petits messages déposés dans la boîte, petits dessins, petits mots de remerciements. Chaque moment heureux était célébré et remercié ensuite, le jour suivant. Elle m'a appris cela. J'ai gardé ce besoin, cette envie, de dire merci.

C'était la première fois de ma vie que je vivais une amitié réelle et hyper vivante avec une personne plus âgée que moi. Il se trouve que nous avons toutes les deux quitté le bourg pour aller en ville. On se postait des lettres tout en habitant la même commune. Elle a démarré les collages, elle a osé faire des dessins sur ses enveloppes. On marchait ensemble sur les petits chemins, dans la forêt au sol sableux. On décidait de se taire, le décidait-on ? On aimait écouter les arbres, parler aux jeunes bourgeons, sentir le vent, marcher lentement, humer les fleurs, toucher la terre, enlacer les troncs. Elle aimait s'allonger dans l'herbe et regarder le ciel. Elle marchait pieds nus dès qu'elle pouvait, pour caresser l'herbe ou tâter le sable des sentiers forestiers. On emmenait un goûter, on s'asseyait sur un coin d'herbe ou sur un tronc au sol et on grignotait, s'extasiant sur notre bonheur, nos découvertes in situ.Lors d'une promenade sur une colline, nous tombons par hasard sur des champs d'abricotiers et de pêchers. Tous en fleurs. Nous nous asseyons dessous tandis que des milliers d'abeilles butinent au dessus de nos têtes. Instant magique, éblouissant. Nous étions aux anges, c'est le cas de le dire. Elle qui connaissait le sien.

Jeannine ne cessait de parler de son bonheur de l'instant. Ce que nous vivions ensemble était exceptionnel. Je le savais, je le savourais. 

Peu après ses quatre-vingt ans, son esprit est devenu embrouillé. Elle était très fatiguée. Elle ne conduisait plus, je conduisais pour elle quand elle me le demandait. Elle avait une fille très très présente, chez laquelle elle passait des week end parfois, puis un peu plus. Nous étions moins en contact et elle ne pouvait plus écrire. Grande lectrice, elle ne pouvait plus lire ne retenant rien. Assez rapidement, après avoir vécu chez sa fille, elle est entrée dans une maison de retraite. Un lieu tout en rez-de-chaussée, moins pire que certaines maisons de ce type. Je suis allée la voir plusieurs fois. Elle restait calme, se contentant de son sort, on mangeait des gourmandises, on se promenait alentours dans le joli village drômois.

J'ai espacé mes visites et un jour sa fille m'a annoncé son décès. Je ne suis pas allée à son enterrement, je ne vais pas toujours aux enterrements. L'essentiel, pour moi, est l'avant et l'après. Une semaine après, je suis allée sur sa tombe. Je voulais être seule avec elle. Elle m'avait souvent parlé de ce moment de sa vie. La disparition physique, qui n'est qu'une façade, un commencement, une transformation. Elle avait choisi depuis longtemps un cimetière en bord de rivière dans un hameau au fond de la vallée. J'ai découvert cet endroit, mini cimetière, intime, secret, bercé par le chant de la rivière joyeuse. Elle ne voulait pas de marbre ou de ciment. Elle aurait voulu être enterrée comme les indiens d'Amérique, sans cercueil, mais ici ce n'est pas possible. Elle voulait que la terre au dessus d'elle soit recouverte de végétation. J'ai amené deux plantes que j'ai mises dans cette terre encore fraîche, ainsi qu'un oiseau-décoration-poterie grise que j'avais peinte en rouge-gorge, son compagnon favori.

Dernièrement j'ai retrouvé des courriers d'elle. J'ai affiché une de ses enveloppe-collage. J'ai retrouvé ses mots, sa façon de m'écrire, de toujours m'aimer, gratifier. Nous parlions de tout, de beaucoup de choses essentielles, elle était écologique avant l'heure, elle économisait l'eau, elle était contre la surconsommation et le gâchis.

 Je n'ai pas de "case" où la mettre, "amie" est la meilleure définition, mais une amie spéciale, vraiment originale, qui adorait les êtres différents et l'audace. Avec laquelle je correspondais même à deux kilomètres de distance. Un cadeau. Vis, ose, suis tes intuitions, était son mantra.

Je l'avais sans doute un peu enfouie quelque part. Je pense qu'on fait tous cela avec des êtres qui ont comptés et ont été exceptionnels pour nous. Il faut vivre sans, la vie avance, ils sont dans une boîte à trésors. Et puis en relisant son courrier, j'ai été étreinte profondément, comme si elle était encore là, et je sais qu'elle est là, je le sais mieux aujourd'hui. Cela m'émeut sincèrement. Il fallait à tout prix que je l'écrive ce matin. 

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