12 avr. 2023

La voisine enchantée

 Jeannine fut d'abord une voisine, au pied du vercors. Nous habitions la même résidence.

Vêtue toujours de vêtements amples et clairs, du beige aux blancs, elle m'intriguait un peu. Cheveux blancs coupés courts, allure droite, légère et qui distillait dans mon esprit des envies de se connaître.

Comme moi, elle adorait étendre son linge sur les fils collectifs au dehors. Elle revenait dans la journée, tourner le linge, le tâter, l'humer et s'extasier.

Quelle ne fut pas ma surprise de la voir démarrer en même temps que moi les nouveaux cours de taï chi chuan au centre du bourg, à 15 mns à pied de mon appartement. 

Notre amitié débuta. Le taï chi demande beaucoup de mémorisation pour retenir les "formes" les gestes, mouvements de la pratique. Une sorte de danse, vue de loin. Elle demanda de l'aide, je suis alors venue chaque semaine chez elle où nous répétions ensemble ce que nous avions appris durant le cours hebdomadaire. Séance délicieuse où je découvrais cette femme à part. Libérée, libre, en connexion avec toutes les forces invisibles. 

Son appartement était chaleureux, d'épais tapis au sol, des dessins, des photos, des objets choisis, des vases et des fleurs, des pierres, des pommes de pins, la nature entrait chez elle. Elle avait divorcé vers la cinquantaine, un évènement déterminant pour elle qui avait tout subi dans sa vie. Elle vivait enfin à sa guise, à sa mesure, et développait, depuis sa retraite récente, ses talents de méditante, visionnaire, astrologue, etc. Elle parcourait la France pour faire des formations, des stages. C'était une fleur qui s'épanouissait après plus de cinquante années de frustrations et d'inhibitions.

Je crois qu'elle m'a beaucoup appris, elle m'a ouvert des voies. C'était juste avant l'an 2000. Nous avons vécu 15 années d'une amitié hors norme. Elle avait presque 20 ans de plus que moi, mais elle était une vraie copine comme on en rêve. Toujours présente et généreuse, son but était de répandre la joie, d'honorer chaque micro moment de bonheur. Cette joie nous unissait. 

Elle connaissait tout de la nature, les plantes comestibles qu'elle glanait juste au dessus de la résidence, ses salades fleuries, elle m'épatait. Elle évitait l'allopathie, elle se soignait le plus possible de manière naturelle. Il y avait eu des épisodes très lourds, de maladie, dans son "autre vie". Moi j'arrivais au bon moment, sans informations sur l'ancienne Jeannine. On était à l'unisson.

Nous nous écrivions, nous nous sommes toujours écrit, même en vivant à proximité. Petits messages déposés dans la boîte, petits dessins, petits mots de remerciements. Chaque moment heureux était célébré et remercié ensuite, le jour suivant. Elle m'a appris cela. J'ai gardé ce besoin, cette envie, de dire merci.

C'était la première fois de ma vie que je vivais une amitié réelle et hyper vivante avec une personne plus âgée que moi. Il se trouve que nous avons toutes les deux quitté le bourg pour aller en ville. On se postait des lettres tout en habitant la même commune. Elle a démarré les collages, elle a osé faire des dessins sur ses enveloppes. On marchait ensemble sur les petits chemins, dans la forêt au sol sableux. On décidait de se taire, le décidait-on ? On aimait écouter les arbres, parler aux jeunes bourgeons, sentir le vent, marcher lentement, humer les fleurs, toucher la terre, enlacer les troncs. Elle aimait s'allonger dans l'herbe et regarder le ciel. Elle marchait pieds nus dès qu'elle pouvait, pour caresser l'herbe ou tâter le sable des sentiers forestiers. On emmenait un goûter, on s'asseyait sur un coin d'herbe ou sur un tronc au sol et on grignotait, s'extasiant sur notre bonheur, nos découvertes in situ.Lors d'une promenade sur une colline, nous tombons par hasard sur des champs d'abricotiers et de pêchers. Tous en fleurs. Nous nous asseyons dessous tandis que des milliers d'abeilles butinent au dessus de nos têtes. Instant magique, éblouissant. Nous étions aux anges, c'est le cas de le dire. Elle qui connaissait le sien.

Jeannine ne cessait de parler de son bonheur de l'instant. Ce que nous vivions ensemble était exceptionnel. Je le savais, je le savourais. 

Peu après ses quatre-vingt ans, son esprit est devenu embrouillé. Elle était très fatiguée. Elle ne conduisait plus, je conduisais pour elle quand elle me le demandait. Elle avait une fille très très présente, chez laquelle elle passait des week end parfois, puis un peu plus. Nous étions moins en contact et elle ne pouvait plus écrire. Grande lectrice, elle ne pouvait plus lire ne retenant rien. Assez rapidement, après avoir vécu chez sa fille, elle est entrée dans une maison de retraite. Un lieu tout en rez-de-chaussée, moins pire que certaines maisons de ce type. Je suis allée la voir plusieurs fois. Elle restait calme, se contentant de son sort, on mangeait des gourmandises, on se promenait alentours dans le joli village drômois.

J'ai espacé mes visites et un jour sa fille m'a annoncé son décès. Je ne suis pas allée à son enterrement, je ne vais pas toujours aux enterrements. L'essentiel, pour moi, est l'avant et l'après. Une semaine après, je suis allée sur sa tombe. Je voulais être seule avec elle. Elle m'avait souvent parlé de ce moment de sa vie. La disparition physique, qui n'est qu'une façade, un commencement, une transformation. Elle avait choisi depuis longtemps un cimetière en bord de rivière dans un hameau au fond de la vallée. J'ai découvert cet endroit, mini cimetière, intime, secret, bercé par le chant de la rivière joyeuse. Elle ne voulait pas de marbre ou de ciment. Elle aurait voulu être enterrée comme les indiens d'Amérique, sans cercueil, mais ici ce n'est pas possible. Elle voulait que la terre au dessus d'elle soit recouverte de végétation. J'ai amené deux plantes que j'ai mises dans cette terre encore fraîche, ainsi qu'un oiseau-décoration-poterie grise que j'avais peinte en rouge-gorge, son compagnon favori.

Dernièrement j'ai retrouvé des courriers d'elle. J'ai affiché une de ses enveloppe-collage. J'ai retrouvé ses mots, sa façon de m'écrire, de toujours m'aimer, gratifier. Nous parlions de tout, de beaucoup de choses essentielles, elle était écologique avant l'heure, elle économisait l'eau, elle était contre la surconsommation et le gâchis.

 Je n'ai pas de "case" où la mettre, "amie" est la meilleure définition, mais une amie spéciale, vraiment originale, qui adorait les êtres différents et l'audace. Avec laquelle je correspondais même à deux kilomètres de distance. Un cadeau. Vis, ose, suis tes intuitions, était son mantra.

Je l'avais sans doute un peu enfouie quelque part. Je pense qu'on fait tous cela avec des êtres qui ont comptés et ont été exceptionnels pour nous. Il faut vivre sans, la vie avance, ils sont dans une boîte à trésors. Et puis en relisant son courrier, j'ai été étreinte profondément, comme si elle était encore là, et je sais qu'elle est là, je le sais mieux aujourd'hui. Cela m'émeut sincèrement. Il fallait à tout prix que je l'écrive ce matin. 

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