21 mars 2023

La Forestière

 Projet d'écriture de mars 2023. Portraits d'amies perdues.

 

Je la nomme ici "Forestière" en souvenir de nos si nombreuses balades en forêt. Mais j'aurais pu la nommer La Potière, les mains dans la matière, elle a de l'or au bout des doigts.

Forestière parce que je garde toujours en tête sa beauté délicate penchée sur les ronces, les mûres, et tout ce qui se ramasse et se mange, son amour des arbres et des végétaux qu'elle m'a sûrement transmis. Dès qu'on avait du temps, on partait marcher et récolter, cueillir. Faire des confitures, des bouquets, replanter des pousses.

On se connait depuis le Lycée, on s'est connues longtemps. J'ai souvent eu les clés de ses maisons. J'ai été là dans des moments charnières, elle le fut aussi pour moi. 

Nous avons fait nos devoirs dans sa chambre d'adolescente, une chambre assez sage, dans une maison très propre et lisse où il ne fallait pas laisser les miettes du moindre biscuit. J'ai toujours remarqué ces détails dans les maisons de mes copines de classe car chez moi c'était très différent, propre mais très vivant avec des choses de ci de là et de la gourmandise dans les placards. On se réfugiait dans la chambre, on étudiait sagement. Elle était meilleure que moi.

Je ne sais plus comment nous sommes devenues des femmes, des adultes, tant on se côtoyait régulièrement. On savait presque tout de nous, de ceux qui nous plaisaient, qu'on aimait, de nos amis communs ou pas. De toutes les soirées de danse et de musique.

J'étais proche d'elle à des moments terribles, et elle aussi. Mais c'est elle qui m'hébergeait, moi je n'avais pas d'appartement durant de longues périodes. Elle était généreuse avec moi, compréhensive, douce. J'ai connu son enfant bien avant sa naissance, nous avons habité à trois par moments, le père ne vivant pas avec elle. 

Elle m'a montré l'amour des chats, je n'étais pas prête, un peu distante, ayant été élevée dans la peur des animaux. Mais je les gardais avec plaisir.

Nous avions l'écriture en commun, la facilité d'écrire, elle aimait la poésie. Et c'est un courrier qui nous a séparées. C'est pour cela que j'écris cette histoire avec des pincements au coeur. Je n'ai pas su la garder. Elle fait partie des amies avec lesquelles le manque de proximité régulière, les centaines de kilomètres entre nous à partir de  mon retour en Europe, mon statut de non-mère, toute une myriade de faits et de choix nous ont éloignés.

Que nous restait-il si on ne se voyait plus, si nos enfants ne jouaient pas ensemble, tandis que j'avais du temps libre plus facilement pendant qu'elle travaillait à temps plein en élevant parfois seule son enfant ?

 Notre relation épistolaire n'a pas tenu le choc. J'ai reçu des lettres puis je n'en ai plus reçu. J'étais triste, je ne comprenais pas, j'étais isolée, sans amies dans mes débuts de vie drômoise. Je lui ai écrit une lettre où je réclamais sans doute trop. Sans expliquer ce que je vivais, sans parler de ma peine. J'étais alors perçue comme une fille qui est égoïste et vit sa vie comme elle veut quand elle veut, qui décide de tout, et personne ne pouvait penser les creux qui allaient venir. 

Je crois que toute personne qui vit toute sa vie dans son périmètre d'enfance ou d'adolescence, qui construit sur ce terreau, social, affectif, familial, géographique, et n'en part jamais que pour des vacances, toute personne vivant ainsi n'a aucune idée de ce que c'est d'être loin de ses amies, même si on l'a choisi, même si on construit de plein gré cette vie "expatriée". J'avais vécu dans trois pays, je vivais en Drôme, tout le monde me pensait très heureuse et peut être bien chanceuse. Pourtant j'ai beaucoup souffert de solitude affective, amicale.

En retour de cette lettre maladroite et dérangeante où je réclamais des nouvelles, j'ai reçu un courrier me demandant de cesser de croire que le monde tournait autour de moi. Je me revois ouvrir l'enveloppe dans l'entrée de mon immeuble, lire avidement, et je sens mon corps s'affaisser, encaisser. Coup de poignard. Prends ça dans la tronche, tu l'as bien mérité non ? Tu es une enfant gâtée, vis un peu comme un adulte Bon sang !

Je n'ai plus eu aucune nouvelle depuis. J'avais 38 ans, j'en ai 63. Je n'ai plus osé aller vers elle, je m'étais sentie repoussée. C'est sans doute une erreur. On fait beaucoup de conneries dans une vie. J'ai beaucoup tourné dans ma tête cette phrase " tout tourne autour de toi", qui avait bien sûr sa réalité puisqu'on me ressentait ainsi. Je ne l'ai jamais oubliée et elle m'a sans doute aidée à m'exprimer autrement par la suite, à être méfiante vis à vis de moi-même, peut être. Pas toujours. Je sais maintenant mieux revenir sur mes erreurs de communication, j'ai tenté et je tente toujours d'expliquer qui je suis, pourquoi je pense ainsi, d'où viennent mes positions et mes réactions, quelles sont les émotions qui me traversent dont je suis parfois l'otage. 

Cette dernière lettre de cette amie, ce dernier signe, restent vivants, restent utiles tant ils m'ont faits mal . Un autre portrait d'amie viendra bientôt raconter un évènement un peu similaire. Le courrier est un marqueur essentiel dans ma famille paternelle, décisif, génétique. Traumatique, peut être.

Même aujourd'hui je n'arrive pas à bien exprimer à quel point j'aimais cette amie que je ne connais plus. Je ne suis même pas sûre d'être capable de la revoir un jour, chez des amis, par exemple, sans flancher. Une sorte de rancoeur déplacée m'entrave. Il faudrait, un jour, repartir cueillir dans les bois.

 

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4 commentaires:

Anonyme a dit…

J’ai vécu cela aussi. La perte d’une amie sans que j’en sache la raison. Ma maladresse?

Laure a dit…

Comme je l'ai écrit dans le premier article " Garder traces" qui pose les bases de ce projet, les ruptures d'amitiés sont très spéciales. Finalement, au démarrage on ne se dit pas "Oh regarde nous sommes amies, hein, ça y est, on s'aime" Comme on pourrait le faire en amour ( tu m'aimes ? Dis moi que tu m'aimes...). Et on se sépare dans le flou, la honte, le remords, mal à l'aise, sans bien comprendre parfois ou le regret d'avoir dit ou fait une connerie. Et on se mord les doigts

croukougnouche a dit…

J'ai une amie res chére qui vit à Brest. On a vecu notre enfance ensemble, avec nos sœurs, à inventer des mystères dans leur bois immense et des ruines et souterrains, car elle habitait sur l'emplacement d'un château fort... On se donne des nouvelles rarement, mais on est toujours en lien.

La tortue légère a dit…

Super belle histoire. Etre toujours en lien, c'est ça qu'on aime. Bien.
Bises