28 mars 2023

La Studieuse et La Courageuse

 Projet d'écriture de mars 2023. Portraits d'amies perdues.

 

Elles sont dans la même équipe, elles travaillent main dans la main. Nous sommes au Cambodge, on a le même employeur.

Je ne peux pas ne pas les mettre dans ces portraits d'amies perdues, même si, au fond de moi, je sais que je n'avais pas vraiment idée qu'on se garderait.

C'est l'histoire d'un moment court, six mois disons, où l'on vit comme en transe, où tout s'emballe, où chaque jour compte une année. Je rejoins en janvier une équipe d'humanitaires, ils sont déjà cinq. On sera cinq femmes et un homme. Je ne compte pas tous les khmers qui travaillent avec nous, de près ou de loin.

La Studieuse est une femme douce, qui parle posément. Mesure chaque chose. Elle a un parcours d'assistante sociale et de chercheuse en sociologie. Elle travaille avec les enfants des rues et ceux vivant dans des décharges.

La Courageuse est installée avec un enfant de 18 mois. Elle a déjà baroudé. Elle est infirmière. Cet enfant est issu d'une union passionnée avec un Afghan lors d'une mission sur place. Elle a gardé cet enfant en sachant que le père avait une famille et ne serait jamais là pour elle. L'enfant porte un prénom afghan. Rien que cela, dès que tu la rencontres, ça calme, ça provoque une admiration, un respect. C'est une femme qui fait ce qu'elle veut de sa vie, coûte que coûte. 

Elle me prête son appartement durant un mois. Un appartement qui, en un mois, a vécu  des évènements marquants. J'ai alors pour voisine La Studieuse.

Un clash dans notre ONG va nous unir et changer nos vies. Très vite après mon arrivée, les débats émergent sur le rôle de la Présidente au siège, en France. Femme de ministre, le Cambodge est son pays de coeur, elle y a adopté un enfant. Elle a le bras long, et serpente comme elle veut dans les méandres, les compromissions, les magouilles et avantages "entre amis". On est dans un pays qui sort à peine du génocide de 1975 après des décennies de colonisation, française entre autre.

Sur place, nous, les acteurs de terrain, nous n'avons pas assez de marges de décisions, de manoeuvres. Tout doit passer par la Présidente, même un pneu à réparer, des voitures à réviser. Elle téléphone au garagiste, elle court-circuite le travail du coordinateur, etc etc. La rébellion gronde. Un soir on se réunit chez le coordinateur et on fomente un coup d'état. Tout simplement on décide de proposer un organigramme plus clair, avec des fiches de postes définies, le tout pour nous donner une meilleure autonomie, plus cohérente avec le travail de terrain.

Je propose qu'on mette en balance nos démissions. On donne huit jours à la Présidente pour nous répondre et négocier des propositions. Et on avise. Bien entendu, la réponse sera "Non". Et sur les six salariés français quatre démissionnent par fax. On part ensuite fêter ça dans un ancien bel hôtel en déliquescence (comme tout ce qui se trouve à Pnom Penh, la capitale où nous vivons). Au bord d'une piscine sale, sous des palmiers défraîchis, on s'offre un thé avec gâteaux, au prix du caviar, en se marrant comme des dingues, exaltés par notre audace et notre fureur d'exister.

Auparavant, La Studieuse sera malade plus d'un mois sans que rien n'y fasse. Elle ne peut plus manger et reste au lit. Un virus ? Les khmers viennent la nourrir avec du lait de coco qui guérit tout. Tout. Je l'apprends auprès d'elle, a son chevet. Trois mois plus tard c'est moi, en pleine panique, qui court chez les copains de MSF, au labo d'analyses, pour faire un test de grossesse. C'est vous dire qu'on vit tête la première, sans s'arrêter, un cocktail de retournements, de décisions vitales à la pelle et d'apprentissages permanents. Et je ne dis rien de nos missions, des visites dans les écoles de campagnes, par exemple,  où nous formons les institutrices, et des secrets échangés lors de ces séjours sur le terrain, sous les moustiquaires, avec une autre collègue extraordinaire et mémorable.

On va tous se séparer. Tout le monde retrouve un travail, en 1992 le pays est de nouveau ouvert à toutes les aides internationales, ça recrute à tout va. Mes collègues vont partir travailler à une centaine de kilomètres, je suis la seule à rester dans la capitale.

De retour en France j'écris, surtout à La Studieuse, qui est très seule sur son lieu de travail. Elle dispose mes lettres sur sa table de chevet près de la moustiquaire, dans la chaleur oppressante. "Elles sont ma compagnie", me répond-elle par des lettres qui finissent par m'arriver. 

Elle rentre chez elle en Bretagne, entre deux missions, pas sûre de la suite à donner à sa carrière. Elle m'invite un été, pour son anniversaire. Je découvre la Bretagne des terres, ses parents sont agriculteurs. Je découvre la traite des vaches par centaines. Ses parents sont adorables. On cuisine, on aide, je l'accompagne chez le rebouteux. Elle est en dépression sourde, en arrêt de travail. Nous allons à la mer, nous faisons des courses, elle va chez le médecin. Je découvre à quel point les bretons roulent en voiture pour toutes les activités de la vie. On passe notre temps en voiture. Elle me raconte le pensionnat où elle a été mise dès l'école primaire et le chagrin épouvantable que cela a été.

J'apprends les galettes, les crêpes, la macédoine des légumes du jardin. Tout cela se prépare trois jours avant. Nous écossons, coupons, remuons, veillons. La fête rassemble des tablées entières. Accueil, bonne humeur. Tout le monde chante. Elle a préparé deux chansons a capella. Je suis tellement flattée, honorée d'être là. J'apprends et découvre beaucoup. C'est un cadeau qui me reste pour toujours.

La Studieuse reprendra des études, elle est douée et bosseuse. Elle deviendra chercheuse à vie, ce pourquoi elle était faite, et prof à la fac. Elle a étudié le rapport entre Boudhisme et politique. Une thèse énorme et originale. Qui lui ouvre les portes, les publications, un nouvel avenir brillant.

La Courageuse écrit moins mais on reste en contact deux-trois ans. Elle n'a pas de famille accueillante en France, elle vit dans un camping entre deux missions. Elle travaille en Amérique Centrale, en Jamaïque. Jusqu'à sa reprise d'études à Liverpool où la vie est rude, les  études douloureuses, et au téléphone elle me propose de venir. Elle se sent très seule. Malheureusement je ne viendrai pas, elle sera déçue. Moi aussi.

Je ne sais rien d'elles depuis 1996, année de mon départ au Laos. On s'est oubliées de façon très naturelle. Je pense qu'on a gardé nos souvenirs de cette période cambodgienne à la fois trépidante et trop pleine de remous, où, pour ma part, j'ai vécu  un crash émotionnel qui durera longtemps. J'ai quelques clichés de cette période mais si peu, et aucune photos d'elles. J'ai des photos du Cambodge prises par La Studieuse qui était une remarquable photographe reporter. Elles sont dans mon album. Je dis en les montrant "C'est elle qui a pris ces photos exceptionnelles". Portraits de femmes, enfants et paysans. J'ai une photo de moi sur le balcon de l'appartement de La Courageuse, et je dis, en la montrant "J'étais chez elle".

 Elles sont dans mon album photos de cette période, 1992-96, où je suis entrée dans un tsunami intérieur sans lequel je ne serais pas celle que je suis aujourd'hui.


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