Portraits d'amies perdues.Projet d'écriture de mars 2023, suite et fin.
Déjà cinq articles, cinq portraits d'amies perdues-de vue écrits ici.
Ce matin il fait soleil, depuis hier le printemps pousse la porte. Je regarde le jardin s'émerveiller, frissonner, vivre avec une intensité exceptionnelle.
Je reprends mon Journal de bord où j'avais posé les bases de ce projet sur les amies "perdues". Je fais le point. Je liste, je dégage des grandes lignes. Je découvre que les cinq portraits posés ici ont en eux tous les essentiels, les grands repères y sont.
Dans mon Journal j'avais listé treize amies. Mais je vais m'arrêter là. J'écrirai à d'autres moments sur ces huit femmes qui devaient être dans les prochains textes : L'active, La Photographe, La Bosseuse, La Fulgurante, L'intrépide, La forteresse, La Chamane, La Confiante.
Je les garde au chaud. J'ai déjà écrit sur certaines d'entre elles. Je les aime. J'aime toutes les treize "perdues". Elles ont marqué ma vie.
Cet exercice, que je clos pour le moment, m'a permis de ranger un peu ce dossier chéri. De prendre du recul sur les grandes lignes.
Comment se font ces rencontres, quels sont leurs appuis ? Qu'est ce qui a été déterminant pour moi ? Et comment se défait-on ? Tranquillement ou avec maladresse? Suis-je nostalgique ou simplement heureuse. Heureuse, je le confirme. Gâtée.
Vit-on bien quand nos amies ne sont plus là ou sont juste "loin" géographiquement ? Oui. Depuis quelques années, je tends vers cette réconciliation intime.
Les cinq portraits déjà posés contiennent tout de nos histoires d'amitiés passées.
1. Tout comme les amitiés sont nées dans l'évidence, les ruptures se font dans le cours de la vie, tranquillement, souvent sans regrets. C'est doux et sans questions, c'est naturel pour une majorité des cas.
L'amertume peut se glisser parfois. Il peut y avoir un courrier de trop ou un courrier qui manque. Une brusque décision, l'incapacité à bien s'exprimer, quand on est jeune, ou l'incapacité à se taire... quand on est jeune! Des sautes d'humeurs, des circonstances, une saturation un soir d'été dans une maison bondée. Et "quand on est jeune", on est orgueilleux, même si on ne le sait pas, on est con même si on se pense ouvert et malin. Ces moments mal foutus et souvent déterminants, on les regrette amèrement. Ils ont été des gifles mentales pour moi. Pleurer ne suffit pas. Regretter c'est trop tard. La seule chose à faire est de faire autrement la prochaine fois. Des leçons de vie.
J'ai tout de même eu le soulagement de m'apercevoir que seules deux ex-amies VRAIMENT "perdues" entrent dans la catégorie des : "TU as déconné". Ouf.
2. La fulgurance des rencontres est en majorité liée à mon travail dans l'humanitaire. C'est un élément formateur et merveilleux de ma vie. Trois missions dans trois pays, ça marque. Les personnes qu'on y côtoie sont hors norme.
Plus de la moitié des treize portraits initialement prévus sont de cette trempe et d'une vitalité débordante.Une solidarité de fond générée par un contexte précis.
Projets communs, socles d'entraides dans des métiers liés au don de soi. Femmes-Totems, femmes-guides, femmes-modèles, fureur de vivre et de bouger, forces des apprentissages permanents, adaptabilité vitale, soutiens indispensables, doutes majeurs partagés, épreuves et courage. Nous sommes ardemment dans le présent, on s'encourage, nous sommes indispensables les un.e.s aux autres. Se forment des complicités durables, uniques et fidèles, où la durée de la relation n'a pas d'importance. Ce sont rarement des amies faites pour "rester" puisque nous vivons en mouvement perpétuel, physique et intellectuel. On se rencontre sur le terrain. L'action domine, nous avons fait des choix de vies originales et difficiles. Des défis.
3. Dans ce flot de vies, ici ou ailleurs, viennent aussi les crises intimes, les gouffres, les tremblements. Pas besoin de vivre au bout du Monde. Et au bout du Monde ces bouleversements intenses te cueillent aussi, avec épines toxiques.
Alors il y a celles qui m'hébergent, m'accueillent. Les clés de ta maison dans ma poche. La sororité, la compassion, la douceur de ta maison en bois, nos confidences alors que tu n'es que la femme d'un copain. On ne se connaissait pas. Je dors en bas dans la moiteur, les souris grignotent la chambre. On est souvent ensemble vers 18h, dans la cuisine. Tu recueilles mes doutes et mes peines, je te découvre. J'apprends la cuisine khmère. Dans quelques années ce sera ton tour de quitter, hélas.
Il y a celles que j'amène à l'hôpital, ou vers des cliniques secrètes, pour avorter. Leur sang coule sur la banquette arrière, leurs gémissements, coude à coude, les attentes angoissantes. Les peurs. Ici et ailleurs, très loin. A Lyon comme à Pnom Penh l'histoire est la même.
J'étais juste une copine, une voisine, je deviens une amie. Tu m'appelles en urgence, on passe des heures à l'Hôpital où l'on t'en fait baver. L'histoire avec le père n'était pas stabilisée. Dix ans après je reçois le faire-part de celui que vous avez gardé et que vous chérissez et dont le handicap remettra vos vies dans un nouveau sens. Je suis bouleversée de recevoir ce courrier. Je revis cette journée de douleur, où j'ai vu "son aîné" partir. On se téléphone. On ne se reverra pourtant plus.
Je suis une collègue, je suis leur responsable, je détiens les autorisations de sortie de territoire, j'ai des amies-collègues dans le pays voisin mieux équipé. On fait l'aller-retour dans la journée. Je deviens ton amie. Tu frôles la septicémie au retour. On avoue notre virée aux potes de Médecins sans Frontières qui sauveront la mise.
Basculements, effondrements, retournements,glissements. Vie de famille qui vrille, couple qui retourne sa veste, violences tues qui détruisent l'amie que tu pensais solidement ancrée. Ici ou ailleurs. Crises de putain de vie, crise de vivre. Enfant handicapé. Changement radical de perspectives.
Epreuves profondes partagées. Néanmoins le temps va nous séparer. Peut être même, s'être tant mis à nu sépare. On veut tourner la page, faire sang neuf.
Nous avons posé nos cailloux blancs sur nos chemins respectifs. Nous sommes des ouvrières laborieuses, le chantier continue. Chacun sur son baudet.
Ce que je ne saurai jamais c'est quel souvenir gardent de moi ces amies qui ne sont plus là. Et pourquoi, moi, je les aime toujours autant. Elles m'ont façonnée.Ma gratitude est entière.
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