6 févr. 2021

Elle dessine

 Je ne l'avais pas vue prendre les feutres depuis quelques mois. Pas comme ça.

L'enfant a eu deux ans à la fin de l'automne. Avant elle passait d'un feutre à l'autre à vitesse grand V ( elle aime les feutres plus que les crayons), bidouillait sur la feuille blanche avec rapidité et excitation, surtout pour lâcher le feutre sans le reboucher, sur la table ou au sol, et en reprendre  un autre les yeux fermés, pour le geste, la nouveauté. Dessiner c'était surtout découvrir les outils, pastels, crayons, feutres, stylos, leur matière, la prise en main, encore pataude, les bouchons qui roulent, tout qui tombe par terre, et entre toutes ces roulades, des traits sur la feuille qu'elle ne savait pas tenir de l'autre main et qui valsait, elle aussi, sur la table. Toute cette activité obligeait à surveiller de près ce petit mammifère, et à l'obliger gentiment pour ne pas laisser derrière elle un Beyrouth du dessinateur en herbe, un bazar bien en règle, du matos dans tous les coins, tandis que Mademoizelle n'y était restée que quelques minutes et repartait, feu follet vers d'autres amusements.

Quelle ne fut donc pas ma surprise hier de la voir dessiner, entre sa soeur et moi. Une feuille blanche sur la table basse, elle prend un gros feutre, le débouche en posant doucement le bouchon sur la table et je la regarde. Elle est un peu éloignée de la table, debout, le buste penché, les fesses en dehors, les bras espacés décollés du buste, elle vient calmement vers la feuille, le stylo bien planté dans sa main et là elle s'envole, danse un peu, se fait légère et dépose un nuage de trait, un pianissimo tout du long de la feuille, appuyant le moins possible, concentré comme un bébé tomate dans son tube. Elle a une idée en tête, elle y pense, elle s'applique. Un trait, deux traits, plusieurs de posent doucement les uns proches des autres. La feuille bouge moins puisqu'elle ne subit pas un ouragan vertical. 

Mademoizelle a une main sur le feutre, l'autre est toujours au bout d'un bras qui s'écarte du corps et suit l'effort, papillon d'une aile. Je suis bluffée, je ne la reconnais pas, je ne l'ai jamais vue dessiner comme ça. Ensuite, son corps se colle à la table qui lui arrive au ventre et elle dresse le feutre, c'est un autre feutre qu'elle a choisi. Et voici les petits points, chacun des points est conçu dans son cerveau, et prend le temps d'arriver à pic. Finies les giboulées éruptives. Elles sont là, elles reviendront, mais elles accueillent maintenant les accalmies, les précisions recherchées, attendues. Elle ne quitte pas des yeux sa feuille, elle évalue ce qu'elle fait, elle est contente, son visage est l'accomplissement même, la joie des réussites, un soleil dedans. "Pour papa, ça" dit-elle en posant la feuille sur la table d'à côté. Je note ce qu'elle vient de dire, au crayon léger, en bas de son dessin. Je la félicite moultement, et lui rappelle qu'on va reboucher quand même les feutres, mais elle en sourit et ne court plus ailleurs. Feutres et bouchons attendent sagement, ne sont pas partis en guerre extraterrestre, n'ont valdingué nulle part, soldats au garde à vous sur la table. La petite fille a deux ans. L'éternel ravissement.


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