21 févr. 2021

S'étonner

 Sans doute me suis-je perdue. Ce sentiment est étrange.

J'écoute cette musique, j'écoute un concert en écrivant. Une batterie vibrante, une voix de bronze, des trompettes ardentes brûlantes jusqu'au ciel. Je veux que personne ne me dérange. Il monte l'escalier, dit qu'il aime cette musique qui lui dit quelque chose. Il redescend.

Sans doute me suis-je perdue un long moment. Long je ne sais comment. Je me suis vue, mais pas trop souvent, je me suis croisée, l'autre que j'étais, et je n'étais pas sûre de pouvoir ou vouloir la retrouver un jour. Peut-on totalement basculer ? Que faisait-elle avant, celle là ? Impulsive qui peignait, voire même écrivait. Celle là était moi. Celle là sera-t-elle là, comme l'oiseau fait son nid chaque printemps ?

Mon désert était vide, sec, je montais à cru sur les jours les uns après les autres. Comme après un attentat, une bombe, paralysée. Je ne sais rien en dire. J'ai pensé changer, déménager, j'ai pensé qu'avec vingt ans de plus ou dix, je n'aurais pas hésité. Je n'aime pas l'âge. Je n'aime pas la raison. On peut dire ce qu'on voudra mais patienter, réparer, recoller son âme, s'enkyster, souffrir et attendre et rester, non.

Ce matin, c'est cela que je voulais dire, ce matin j'ai taillé le sureau, je suis allée dans le jardin de la voisine, la voisine est sympa, et son jardin toujours ouvert. Elle me prête sa longue perche coupante. Elle m'a permis de passer par chez elle, car le sureau envahi son jardin et je devais y démarrer la coupe. Cet arbre est maintenant large et haut de toutes parts et son tronc est composé de trois morceaux qui poussent sur la palissade depuis des années. Personne ne les a vus dans le fouillis de la haie. Mais l'année dernière j'ai vu. Les troncs entremêlés poussent, ont déformé la palissade qui est presque à s'ouvrir devant eux pour que l'arbre s'échappe vers la voisine. Une fuite en avant, un passage en force discret, rempli d'effort, de  liberté. J'ai donc décidé de tailler tout ce qui s'élance vers le haut, d'élaguer un maximum, du côté de ma voisine, pour arriver au coeur. Faire face à ces troncs qui éclatent le bois, défoncent tout, tranquillement, pas par à coups, force tranquille, définitive, et enfin j'arrive à eux. Je les mets à découvert. Les voilà pris sur le fait, cuits comme des rats. Je sais qu'il faudra une scie, et encore, une scie spéciale, Bernard l'a dit, il va nous la prêter. Pas question de tronçonneuse, leur bruit me fout la nausée. On verra. Rien n'est sûr. Tout repoussera et je voudrais que ce sureau revienne vers mon jardin à moi.

Les trois lascars sont découverts, bois épais collés-serrés, face au soleil, comme des potes qui faisaient leur affaire. Je ne sais comment la palissade résiste à leur assaut. Des planches sont cassées, d'autres tordues, et plissées. Le bois se tord madame, le bois se tord et se plisse, oui. J'ai fait cette coupe ce matin et j'ai à peine déjeuné pour finir dans la foulée de l'élan, c'était ma mission du jour, quand j'ai un truc en tête j'aime le faire aussitôt, car je porte l'énergie et je sens de ce que je vais faire, c'est comme un geste qui vient de loin. Je me suis demandée ce matin quelle éducation permet cela. L'impulsion, l'adéquation en une prise, un mouvement, une décision, claire et maintenant. Ce qui doit être bien fait doit être fait promptement, dans la lucidité de l'éclair. Le mouvement d'une vie, d'un saut. Décider. 

Décider. Décider. Les mois passés ont tourné autour de ce verbe. Décider, acter. Ou pas. Etre celle-ci ou celle-là. Circonstances atténuantes à évaluer. Attendre et penser, envisager des solutions qui vont prendre un peu de temps. Néanmoins j'ai tracé dans ma mémoire des points à toujours relier, des frontières, des barrières, des sécurités, des certitudes d'un nouveau temps, de la soixantaine devant, j'ai posé mes conditions à moi-même. Je n'oublierai jamais les mois de déroutes, le sentiment de n'être pas à ma place, pas comme je suis, pas comme il faudrait, le sentiment de trop de décrochages devant le miroir.

Un matin, de retour de voyage où j'ai fait dérouler l'autoroute sous mes roues et c'était si joyeux, un matin j'ai retrouvé ma tête. Dans le miroir j'ai dit Assez de cette frange, de ces cheveux, de ces désolations morbides, de ces indécisions molles, j'ai retrouvé ma tête, mes cheveux, et décidé que seule je déciderai. Je déciderai. Je porte maintenant cette décision, graine profonde, projet à garder, oiseau à cajoler. M'étonner.


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