Dans le train du retour je migre, comme souvent, vers une voiture aérée, quasi vide. Une femme s'installera de l'autre côté du couloir à ma droite. Je suis toute ouïe contre la vitre, un oeil sur le paysage, un autre sur rien, sur la paresse, la fatigue, l'étonnement, presque, d'être là, confortable, en me demandant comment je vais atterrir dans mon quotidien. Après huit jours face à la mer, une révolution.
Mon cerveau en ébullition prêt à tout perdre de toutes ces heures si différentes de ma minuscule vie, je sors le cahier de brouillon que j'avais emmené et qui a dormi huit jours au fond su sac. Un petit cahier à grands carreaux, acheté l'an dernier au tabac presse près de chez moi. Le stylo est épais et sait dresser ma main et j'écris tout ce que j'ai fait chaque jour. Les détails, les matins sur le sable, les matins sur les galets, le bus de l'enfer parisien sous canicule et masque où j'ai essayé de rassurer quelques personnes en détresse. Les nuits, mauvaises puis meilleures, les essentiels, vite fait, car j'ai peur que tout parte, et chaque détail peut compter. Le stylo rend l'âme. Merde.
Je me souviens avoir aussi emporté une petite trousse de base : un crayon, un taille-crayon, un feutre noir, et 3 crayons de couleurs. Je ne la trouve pas, je prends ma valise et l'ouvre comme un sandwich d'où tout veut, et peut, s'échapper. A pas de loup je soulève les vêtements et fouille les bords. Rien. Cela me revient, j'ai des poches sur le côté de mon sac-annexe, celui où gisait le cahier. Bien sûr. La trousse est là. Hourra. Un bic quatre couleurs. Je continue mon écriture, j'en étais à la moitié du séjour. Des vacances en août, tout ce que je déteste et ne fais jamais. Mais il y a des urgences, il y a des mais, il y a tout ce qui vous arrive et vous broie. Il fallait. C'était bien.
J'arrive, sur le cahier, au dernier jour. Au bain de 8h du matin avec le monsieur beau gracieux, 70 ans ? bien portés, belle allure, il se baigne avant moi, remonte au camping en combi tout mouillé, sa femme derrière lui comme un poney vaillant, toute habillée, gilet bleu layette, ne mettez pas madame à l'eau. Elle, elle veille, timide, lui il salue, sourit, répond, informe. La première fois qu'on s'est croisés je n'avais pas pris de maillot, je venais voir, découvrir le front de mer tôt le matin comme j'aime. Le matin j'aime la vie et je suis invincible parfois, le soir je la subis et entre dans ma coquille douce, si possible. Cinq minutes après, et après lui avoir parlé, je courais chercher mon maillot et plouf direct. Seule, larguée au large, les yeux vers le chalut qui partait en pêche, suivi de la horde d'ailés criant, agités, masse vivante vivant de la nature, du sel et de l'eau, la vie en l'air, la vie sur l'eau, dessous, dedans, haut et forte.
Je pose le stylo et range le cahier. Et je commence à entendre l'enfant. Ayant bien pratiqué ces petites choses là, je sais, à l'oreille, distinguer ce qui se passe, comment ça va, comment ça vit, comment ça crie, parle, supplie, et bouge, même sans le voir. Il y a des passages un peu difficiles et j'entends et devine qu'un père est seul avec son petit garçon, quatre ans, peut être. Je ne les vois pas, j'entends de temps en temps, et plus les heures s'allongent, plus je sais un enfant qui bouillonne, plein de verve, un langage vif, haché menu, réquisitoire, appel, tempête puis silence et effort pour se tenir, et fatigue. Et je n'entends rien en retour, silence de l'adulte, bloqué, qui subit. Je vais bientôt quitter ce train, je cherche ce que je peux faire pour donner un coup de pouce, ne serait-ce qu'une minute à ce papa, dont je me suis demandée à un moment, tant l'enfant criait au secours, si on avait pas un drame genre jeune papa qui a enlevé son gosse durant les vacances. Je me lève et vais. Papa jeune, plein de foot et Marseille où ils se rendent. Je discute avec le garçonnet, éveillé comme un pou, bille de clown, ne tient pas en place et je découvre que tout est vide autour d'eux. Papa au smartphone et basta. Pas un jeu, pas un livre, pas un sac sur les sièges, pas un crayon, pas un jouet, absolument rien je te dis. Ouh la la. Je dis au papa que c'est dur d'être en train avec les enfants. Oh la la, TRES dur, et c'est la première fois, il me dit. Ils vont chez tonton à Marseille, me dit la puce excitée. "Madame" il m'appelle et on cause. C'est sympa. Papa a cinq minutes de répit. Je lui demande s'il a pris de quoi goûter. Plein, il dit. "J'ai tout ce qu'il faut, mais...".
Ah zut un pou qui saute et parle ne se calme pas juste en le nourrissant...Je retourne à ma place et me dis, merde, qu'est ce que je pourrais laisser à ce gosse pour l'occuper un peu. Je n'ai même pas une revue quelconque avec des images, j'ai bien trois crayons mais vu le zozo, ça vaut pas le coup de les sacrifier. C'est un vélo et de l'espace qu'il lui faut. Je repense au cahier. Je reviens vers lui avec le cahier et le feutre noir et je lui dis que je vais lui faire un dessin. J'arrache une page et lui dessine un garçon, c'est toi, je dis et je fais son t-shirt à rayures, son bermuda-treillis et ses baskets. Je fais la mer, un bateau, un seau, une pelle. Il veut la Reine des Neiges. Et ajoute illico "Elle est morte ! ". On négocie sur la mort de la Reine et je lui avoue qu'elle est dans le bateau, en fait, elle dort. Et lui, sur le papier, il va aller la voir, elle fait la sieste ( la quoi?). Je vois bien qu'il n'accroche guère, à partir du dessin, il ne se raconte pas d'histoire, il n'embarque pas, pas comme les enfants de son âge que je connais. Le papier, les histoires, le dessin, l'imaginaire à partir de tout cela, niet. Ma feuille dessinée sera jetée par terre quand je tournerai le dos car papa aussi, bien sûr, ne saura qu'en faire. Mais il sourit, il est joyeux, il prend cinq minutes de compagnie. Puis on se dit au revoir. J'aurais au moins essayé.
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