19 nov. 2018

Demain j'achète un cahier

Comment se parle-t-on, comment se parles-tu ?
Comment turlututu.

Tes oreilles ont des filtres, depuis longtemps, on va dire qu'elles sont nées comme ça. Des oreilles qui très vite mettent des filtres, ce n'est pas rien, ce sont peut être des oreilles qui ne veulent garder que ce qui leur plait. C'est pas mal. Ainsi, être de vie, au milieu des gens, tu écoutes plus que tu ne parles, mais tu ne sais plus, quelques minutes après, tu ne sais plus ce que ces gens t'ont dit. Rien ou quasi. J'envie cette capacité que tu as, être humain ainsi fait. Car tels sont les humains, tous si différents, tellement qu'on ne comprend pas grand chose des uns et des autres, on flotte dans ce que l'on croit, mais on ne se connaît que très superficiellement, je crois, on se connaît comme on en a envie, comme ça nous chante, à notre propre image. On se trompe, enfin moi, je me plante à l'aise, un max.

Toi, humain doté de ce don de ne rien retenir de ce que tu écoutes, tu as ce potentiel depuis enfant je crois. Nos familles, ces forgerons. Dans une famille qui te saoule et t'écoute peu, une famille de brouhaha ( toujours maintenant), on apprend à fermer les écoutilles. Moi je viens d'une famille où l'on ne parlait pas intimement, mais où la valeur de ce qui était discuté, en terme de réflexion et de sens, était le critère privilégié. 

Toi, tu fais semblant d'écouter mais tu parles aussi, tu peux parler longtemps et créer un flot de paroles qui ne sait plus où il va. Voilà un don que nous avons en commun, sur des sujets très différents. Soyons francs, parler pour pas grand chose, au fond, on fait tous cela. C'est une perte de temps, je le ressens maintenant, maintenant que parler peut me fatiguer énormément. La façon dont les hommes parlent entre eux, racontent, socialisent, comparé à la façon dont les femmes le font entre elles, est un sujet qui me fascine, et me questionne depuis toujours. Je suis féministe depuis que je suis née, mais ce n'est pas la seule raison. Hommes et femmes sont des planètes totalement différentes. Parfois j'aurais aimé être un homme, je l'ai toujours dit. J'aurais fait des gosses à plusieurs gonzesses, le rôle de père à temps partiel m'aurait ravi, c'est bien suffisant. Celui de mère, pas question, j'aime trop les enfants. Mais les relations " de femmes" sont tellement passionnantes et profondes, je suis heureuse d'en être. Toi tu dis souvent que tu aurais rêvé être femme, et faire un enfant. Voilà, je n'ai pas pu te mettre en cloque et te larguer, c'est ainsi. Moi, je n'ai jamais voulu être enceinte et quitter les futurs pères ( car je savais que cela me pendait au nez), c'est ainsi. Les humains  ont à se coltiner avec ce que leur adn a voulu, puis tout le reste, toute la choucroute par dessus, avec la chantilly (que je déteste) en prime, et la vodka cul sec ( il faudra que je te raconte la seule fois où j'en ai bu.).

J'aime le silence et j'aime raconter. Je peux raconter une même chose trois fois de suite sans m'en lasser. Une fois comme ça, pour informer, une autre fois pour insister et faire passer plus d'émotions, plus de joie, de drame ou d'interrogations, une troisième fois pour être sûre que tu me suis, m'écoutes et abondes. Je mets du pain dans ma soupe, j'en remets, faire tourner les histoires dans ma bouche me suffit, c'est exister, transmettre largeur XXL. 

J'aime le silence, j'en ai besoin. C'est très doux, c'est un ami, ouf personne à convaincre, personne à écouter, car écouter ce sera tout absorber et c'est un travail en soi. Ensuite, hamac et cocotiers, seule, je refais le monde dans mon panier, papattes en ronds.

Ainsi hier je parlais mais tu n'écoutais pas. Des foutaises, de la logistique, des pommes dans un cageot, avais-je dit, la soupe à sortir du frigo, des sottises. Parfois c'est plus important que cela, mais pour toi c'est une brise d'une oreille à l'autre. Et soudain hier, je m'écroule, et merde, la brise de trop. Et si le langage était tout ? Et si les gouffres dans tes oreilles me faisaient sauter dans le vide, encore et encore ?  Je m'assois dans le canapé et j'essaie de recoller les pièces qui se sont détachées, au centre de ma poitrine, et font que mon corps ne peut plus répondre à mon esprit. Il faut que tu le saches, parfois tout se détache dans ma personne, je suis foutue, je dois ensuite me ressaisir seule, me rebrancher à la vie. Avec le que vivre avec moi, de moi. Mes petits bouts dans le Grand Tout.

Quelque temps plus tard, le temps que je revienne à l'envie, ici, moi, nos oreilles débouchées, une attention revenue, je dis " Je vais acheter un cahier, dessus j'écrirai tout ce que je te dis et que tu n'entends pas." Oui, tout ce que je voulais que tu écoutes mais  mes paroles sont parties dans le vide.
D'accord , on dit. "Et je suis sûre que si je tiens ce cahier à jour, tous ces mots, toutes ces phrases pourraient faire un texte marrant, incompréhensible sans doute mais drôle."

Demain j'achète ce cahier. Ce journal de ma bouche à tes oreilles.

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4 commentaires:

Tifenn a dit…

Ah oui ! Ce fichu cahier où tu écris ce qui doit être dit mais pas entendu ni publié !
Ce cahier qui pleure la douleur et les futilites. Pour ne garder en bouche que le beau et le doux.
Bonne idée.

La tortue légère a dit…

C'est vrai que tu avais parlé d'un cahier toi aussi.
Bon on veut quand même un cahier un peu "post it" de la maison.


Merci de ton commentaire
Bisous

Frédérique a dit…

J'en ai commencé tant des cahiers que je n'ai pas fini ou jeté en cours de route. J'aime aussi la manière dont Kenneth White en parle et travaille avec
https://www.inventoire.com/le-carnet-poetique-de-kenneth-white-la-cueillette/

Mabes a dit…

Quelle faculté de se créer des paupières à oreilles, parfois j'aimerais ; mais j'imagine aussitôt que d'autres en pensent autant face à moi !

Yes un carnet de liaison dans un couple : sera-t-il lu ? Etre entendue, avoir un témoin sans doute aussi essentiel que le silence.