Un jour j'ai voyagé en avion sans avoir acheté le billet. C'est une délicieuse sensation que d'arriver à Orly avec juste un léger bagage, d'aller au guichet où on t'a dit d'aller. Le panneau annonce "Stavanger", avec une heure de départ. Tu dis juste ton nom, tel un sésame, et on te donne un billet et une fiche d'embarcation. Mata Hari tu es, une voyageuse incognito en place V.I.P, une very importante personne. Tu monteras dans le jet d'une société pétrolière, de celles qui ont des plateformes de forage dans la Mer du Nord. Ainsi tu arrives au sud de la belle Norvège en plein mois de novembre et D. t'y attend.
D. travaille pour ladite société, qui a ses écoles privées pour les chérubins du personnel. L'avion est presque vide, pas de problème, il est réservé au personnel et leurs amis, deux vols par semaine, toujours le même jour, à la même heure. D. a indiqué mon nom et le jour J. à la compagnie, et voilà, Mata s'envole en V.I.P, very impressionnée indeed.
D. c'est "L'ami d'amis". Odile et G. se sont mariés, je suis témoin et amie d'O. Quant à D. c'est l'ami, et témoin, de G. En 1991 nous voilà célibataires tous les deux, lui et moi. Tiens ? Cela ferait un accord parfait, une sonate à quatre doigts de ma main : O et G + lui et moi. Des amis hors pair qui se connaissent bien.
Non, ça ne marche jamais avec moi ces plans là, zut. Dix ans auparavant il y a eu un scénario identique mais avec d'autres personnages dont B.... Oh le beau, toujours en mer sur des bateaux, étudiant aux beaux arts avec Patrick, le fiancé de mon amie ! L'amie avec laquelle je cohabite et étudie au Havre, en 1979. Elle retourne les fins de semaines chez eux, à Caen. Parfois elle m'emmène et là on est quatre, le plus souvent. B et Patrick, elle et moi. On est beaux, on est jeunes, ils sont des hommes plein d'inventivité, d'art et d'humour et B. a des yeux bleus et un air tendre et je ne demande qu'à...Un soir, un seul, il sera dans mon lit, sur un matelas une place, au sol, et à quelques encablures dans la même pièce, les fiancés sur un matelas une place aussi. Mais B. ne m'aime pas, j'ai ses cuisses contre mes cuisses, son cou dans mon cou. Mais rien d'autre. Bien sûr je ne dors pas et le lendemain je jette des galets dans la mer, grognon. Fini le plan B.
Plus de dix ans après, le plan D. a de la classe. Brun, nerveux, intelligent, lui c'est la montagne, pas la mer. Moi c'est comme il veut, je ne suis pas loin de tout vouloir. Un mois plus tard je pars travailler au Cambodge. Mais il est voyageur. Et c'est un ami et l'ami de mes amis. Et je passe six jours en Norvège, chez lui.
Oh comme ce pays est doux ! Tout est facilité et aimable. Les voitures s'arrêtent pour te laisser passer alors que tu n'as même pas encore le pied sur le passage piéton. Tout est calme. Les petits enfants ont des casques pour pédaler sur leurs petits vélos, et en 91 ce n'est pas courant en France ces casques pour cyclistes, pas du tout. Je découvre une société disciplinée et accueillante. Même le Québec paraît brouillon en comparaison. Stavanger est un port croquignolet, le poisson abonde. Les rues piétonnes se remplissent des lueurs de Noël. Dans les boutiques de décorations et de bougies j'ai envie de tout acheter. Un choix époustouflant.
Dans les supermarchés le choix de nourriture me ravit : produits bio à gogo, céréales en pagaille, poissons fumés par tous les bouts, biscuits épicés, laitages géants. J'ouvre des grands yeux sur ce conte de fées. Je suis un lutin qui vagabonde, tout est facile. Près de la maison il y a même une piscine extérieure avec sauna, ouverte de 6h à 22h. L'eau y est très chaude, la fumée s'évapore, j'y vais le matin, nous sommes quatre à y nager sous un soleil d'acier. Il fait entre zéro et un peu moins.
La société propose des jolis chalets en location, près d'un fjord. Nous y passons la fin de semaine. La neige est tombée, elle monte jusqu'aux genoux. Les monts se reflètent dans l'eau limpide exactement comme dans un miroir, comme sur les photos. Celles que je n'ai pas prises, en ce temps là j'en prenais si peu !
Le chalet est confortable, tout en bois clair, somptueux. Mais D. ne m'aime pas, ne sera pas amoureux. Sous la couette norvégienne, malgré nos essais, ce n'est pas de l'amour qu'il me fait, pas le vrai et nous savons ce qu'il en est. Nous serons donc sincères, je serais donc un peu déçue.
Dans un recoin de chez moi je garde précieusement un vestige de mon novembre norvégien, deux bougeoirs et leur décoration.
"C'est moche" me dit Lui, ici, mais il ne sait pas et je souris. "Non, moi j'aime", je lui dis, têtue, bien sûr. Il ne sait pas ce qu'est ma vie sans lui.
Qu'est-il advenu de moi ? Deux mois plus tard en cette Asie intime je rencontre la passion de ma vie. D. va , lui, nouer une relation secrète avec la femme d'un ami cher. Cela le mène à sa perte trois ans après. Il prend sa voiture et roule dans le vide, sur les routes de France, déchiré. Il fait 500 kms et frappe à ma porte, lyonnaise en 96. Il a des yeux de cocker battu. Nous dînons au restaurant, tous les trois. Nous deux et lui, si malheureux. Un moment nous sommes seuls. Il me prend la main et me demande
" Alors tu es heureuse ? Ca y est ? Tu es sûre ?"
A ce moment là, je suis sur un nuage de ma vie, l'amour dans la poche, rayonnante je dis
- Oui, oh oui ! Enfin, quel bonheur, enfin avec lui !
- C'est bien, tu vois si c'était à refaire...
Et puis tout bas, marmonnant dans sa barbe qu'il ne rase plus ( il est un errant qui ne se regarde plus dans un miroir ) il glisse "J'ai sûrement raté quelque chose"
Nous ne savons pas que dix mois plus tard je dois fuir, loin, très loin, mon amour qui me chasse. Je suis errante à mon tour. Oui, ce sera mon tour d'être perdue. Tournent les manèges, plonge la vie. Plus tard il rencontre la mère de ses deux filles dont il est gaga aujourd'hui.
Plus tard, moi...
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