Tu vas me manquer toi, femme de quatre vingt quatorze ans tout juste depuis dix jours. Tu vas me manquer toi qui disais, depuis tes quatre vingt dix ans que tu ne pensais pas arriver là et que ça commençait à bien faire. La mort tu y as songé, vivre pourquoi et dans quel état nous en parlions toujours.
Je t'ai soutenue dur comme fer dans ton projet de rester chez toi coûte que coûte. Toujours je te disais " Oui mais tu es chez toi".Et alors tu oubliais ta peine, tes problèmes, les bobos et la tristesse, en me disant "C'est vrai tu as raison". Je te donnais des conseils, des petits trucs, pour que la famille ne s'affole pas et te garde bien au chaud chez toi avec tes deux merveilleuses gardes à domicile, presque des copines, femmes de ménage, coiffeuses, habilleuses, cuisinières, faisant les courses, veillant à l'essentiel pour que tu tiennes bon.
Je te téléphonais et j'admirais ta présence au monde. Tu retenais toutes les informations, tous les changements de vie, de boulot, les distractions, nos occupations, nos préoccupations, tu étais sur le présent, présente pour les autres du fond de ton nid d'où tu ne sortais plus. Tu lisais quatre livres par semaine, ils s'empilaient dans les meubles autour de ton lit et sur la petite table de la grande salle de ton bel appartement parisien. Tu vivais à Montparnasse après être née à Montmartre. Un jour, chez toi, je te parle d'une copine qui vit là-haut, "chez toi", tu demandes l'adresse, tu es émue et ravie.
Il y a sept ans, je crois, j'ai séjourné chez toi deux nuits. Tu m'as logée à Paris et on s'est mises d'accord sur tes horaires et tes besoins. On avait chacune nos rythmes. Tu étais ravie de mes visites au pied du lit après le petit déjeuner et vers 18h quand tu avais soupé au lit. Un soir que je revenais du si beau Musée National d'Histoire Naturelle, je t'ai raconté mes balades dans ta ville et nous avons découvert le mug acheté au Musée. Noir, qui révélait sa décoration, une jungle colorée, à mesure que l'eau bouillante le remplissait. Un truc magique qui t'a épatée autant que moi. Je ne t'ai pas dérangée, je t'ai laissée vivre ta vie de la salle à la cuisine, du lit au salon. Tu étais très heureuse de m'entendre rentrer, de m'entendre raconter, de ne pas être seule le soir et la nuit. Quand je suis partie, tu m'as regardé les yeux brillants et tu m'as dit "Mais comment je vais faire maintenant ?". On était heureuses. J'étais émue, très. La dernière fois que je suis allée chez toi boire un thé j'ai amené de la bonne brioche au beurre et un foulard, long rectangle aux couleurs pastels dans les rosés, gris, je ne sais plus, fluide mais un peu chaud. Tu ne le quittais plus, me disais qu'il te tenait chaud, tu m'en parlais au téléphone. "Je ne quitte plus ton foulard, tu sais."
Tu as dans tes tiroirs de commode des centaines de cartes que je te confectionnais et t'envoyais. Tu m'as tenue compagnie, tu m'as motivée pour créer. Tu m'étais indispensable. Collages, peintures, dessins, pastels, de diverses tailles. Il y a longtemps je t'ai envoyé un marque-pages avec des collages dessus, des dessins et un coeur. Chez toi tu me l'as montré me disant "Ce que j'aime par dessus tout c'est le coeur". Le marque-pages commençait à être abîmé. Mais je n'ai pas su t'en faire un autre, il n'aurait pu détrôner le premier.
Depuis deux ans tu lâchais l'envie. Tu te plaignais souvent, ce qui n'était pas ton genre, tu n'avais plus envie d'être dans le monde, de partager notre vie, tu posais encore quelques questions mais sans grand entrain, tu écoutais fort bien, oui, mais revenait la fatigue, la profonde lassitude. Plus ta vue baissait, moins tu lisais de livres, plus tu quittais le goût des autres, le goût des vies.
La dernière fois que je t'ai parlé, tu m'entendais à peine, tu comprenais mal mes propos et tu ne pouvais plus parler. Arrivée en urgence à l'hôpital ( que tu avais toujours détesté auparavant !) en février, tu ne voulais pas y être encore en vie pour Noël. Tu me l'as dit en septembre. Ah non, ça suffit !
Aujourd'hui j'ai pensé, "C'est une journée où ma tante n'est plus en grande souffrance à tous les niveaux.". C'est la première journée de ta libération. Comme je suis contente ! Comme tu es heureuse ! Toi et moi sommes soulagées. Et toi, comme tu vas me manquer.
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