2 oct. 2021

L'escalier du soir

 C'est après la douche, après les lectures de livres sur le palier de la salle de bains à l'étage, sur le tapis du couloir, entre les doudous et coussins qu'on y a mis. C'est après, que parfois nous redescendons, surtout quand on entend papa qui est rentré et bidouille dans la cuisine. C'est quand maman n'est pas à l'étage, dans son bureau, et qu'elle ne vient pas ce soir directement nous rejoindre devant la salle de bains, quand c'est le moment pour moi de partir.

C'est avec la petite. Celle, il ne faut pas le dire, avec laquelle l'amour, la tendresse, la complicité intime est au zénith. Dans mon coeur elle niche chaque jour, comme une biche au creux des foins dans une forêt magique. C'est la petite dont je suis amoureuse. Un jour, tandis que je lui racontais sa vie de bébé avec moi,  elle me demandait si j'avais aussi promené sa soeur "quand bébé aussi". Et bien non, ta soeur avait trois ans quand je suis arrivée dans la maison, pour travailler avec vous. Et oui....je ne l'ai pas connue bébé, ta soeur...

Papa est en bas, quasi entrain de faire du chocolat tant c'est un papa poule avec ses filles. La petite a été sa fée, sa siamoise durant sa première année. Elle ne voyait que papa, ne réclamait que papa, une fusion charnelle entre eux, une merveille. Il faut dire que c'est souvent lui qui arrivait en premier, le soir, et sur le canapé blottissait ses chéries sous ses coudes, un biberon pour chacune. J'aurais dû prendre des photos. C'était une vision de félicité et d'amour que j'emportais avec moi sur le chemin du retour, dans ma voiture et bien plus loin. La petite s'est ouverte aux autres ensuite, le confinement  a aidé, les deux parents coincés à la maison, la place de maman a grandi dans ses mots, ses phrases, sa vie, durant les journées en semaine. Elle s'est entichée de moi aussi, de manière diffuse et discrète devant sa soeur. On s'est nichées toutes les deux comme des biches au fond de leur tanière de coeur, elle et moi. Nous n'avons pas besoin des mots pour le sentir, en silence la toile s'est affermie, l'invisible nous relie.

Elle n'aime pas s'opposer longtemps ni risquer le conflit. Au début de ses deux ans elle a essayé de faire comme le copain de crèche qui était un furibond et se jetait sur les murs, refusait d'emblée tout, me faisait souci dans l'entrée de la crèche, avec sa mère, souci pour sa douleur écarlate, de tout ce qu'il ne savait pas, du manque de mots de ses parents. Perdu il était, une angoisse prête à tout casser. Elle a tenté de dire non à tout à la maison, de sortir de table quand elle n'a pas fini de manger, de refuser de rentrer à l'intérieur quand il faisait froid dehors, refuser de se laver les mains et jouer avec l'eau comme elle aime...En fait elle refusait par principe et même ce qu'elle aimait faire, jouer, participer,... Et si l'adulte insistait, voire la prenait physiquement pour l'amener vers....( elle, si autonome !)...elle explosait de chagrin, hurlait et pleurait, puis, comme abandonnée d'elle-même, réclamait les bras, le câlin. Il fallait la prendre, la consoler, la rassurer. Elle faisait l'expérience du conflit et cela la déchirait trop, l'adulte ne l'aimait plus ?, lui faisait un reproche, la grondait un peu, la sermonnait un peu, la fusion douce craquait et elle aussi, petite fille, s'effondrait d'un coup, épuisée, apeurée, désespérée. 

Câlin, explications, bras, elle s'arrêtait tout de suite, réconfortée, heureuse, vous souriait à pleines dents et se remettait sur les rails du bonheur sans nuages. Cela a duré quelques mois à peine. Je lui ai dit et redit que quand je lui demandais quelque chose ce n'était pas pour l'embêter et que dire non pour dire non n'avait aucun sens dans ces situations là, qu'on pouvait trouver des façons de s'entendre et de faire "bien ensemble" mais pas si elle refusait bêtement juste pour s'amuser à dire non. Elle voyait bien qu'ensuite personne ne s'amusait et qu'elle était triste et moi aussi. C'était janvier, février, peut être mars. Depuis plus rien. J'ai vu ensuite que le petit garçon à la crèche avait lui aussi retrouvé un apaisement, ouf.

A part ce moment ponctuel de désynchronisation minime, nous sommes et avons toujours été "raccord" la petite et moi. On s'accorde, on s'explique, on est bien-être comme un courant de rivière qui suit son cours, glisse sur les roches, tourne et contourne, file et se reflète dans le soleil. Et depuis une semaine on apprend à descendre l'escalier sans bruit, quand papa est dans la cuisine.

Grand soeur, elle, aime bien rester en haut dans sa chambre après la douche, pour jouer, ou mettre sa lampe frontale, fermer le volet, et vivre dans son tipi près du lit. Je me régale de la voir grandir, elle a cinq ans bien sonnés, elle est un puits et une source illimités de découvertes, d'envies d'apprendre, ouverte, vive, pleine d'humour. Grâce à l'initiation à l'anglais, en maternelle, elle découvre l'idée des langues étrangères. Je lui ai trouvé un livre bilingue et je lis l'histoire de Benny and Penny en français et en anglais. Puis elle part dans une langue imaginaire, mêle des mots inventés et des intonations géniales, d'une façon épatante, et on discute en srcoubidigna choung choung...Avant hier je lui ai appris combien les enfants étaient doués pour les langues étrangères. Et que si, par exemple,  elle partait vivre chez un copain anglais durant un mois, elle reviendrait en parlant couramment anglais, aussi bien que le français. J'aime son regard quand elle apprend quelque chose, me tend ses yeux et son visage conquis, ravi, avide, puise tout la graine que je viens de planter et je sais que cette graine va rester, qu'elle va me la ressortir sous diverses formes, elle va en faire son jardin et moi je suis émerveillée. Nous sommes des petits minables devant le cerveau des enfants.

Nous laissons la grande, il est l'heure pour moi de partir, et je propose de descendre l'escalier tout dououdoucement sans faire de bruit pour faire la surprise à papa qui fait du chocolat en bas. Je la tiens fermement d'une main, celle où souvent se trouve le doudou ou hier le lapin blanc doux comme un angora et mou. Elle le serre sur sa poitrine, ma main dans la sienne, elle tient les barreaux de la rampe de l'autre main et on y va. Le plus lentement possible. C'est un voyage silencieux et malicieux. Un secret partagé. Je pose mes orteils en souplesse sur la marche en dessous et elle se concentre comme une flèche indienne pour poser les siens avec délicatesse et certitude, ses abdominaux au taquet, tout son corps en intensité, et quand une marche est acquise, tandis que je fais des mimiques de Mickey et fait chhhhuuut en un petit souffle, elle tourne la tête et me fixe, les yeux plissés jusqu'aux oreilles, le sourire itou, irradiée de joie pure, la joie totale de l'enfance, celle que tu ne dois jamais laisser mourir en toi. Hier elle me regarde plusieurs fois avec ce visage étalé à l'horizontale ses yeux étoilés, sa bouche rose et fine, et ses joues comme des tartines beurrées et je nous trouve tellement tellement sur terre et tellement tellement heureuses. Je photographie son visage dans mon cerveau, image qui ouvre mon sternum dans l'infini de part et d'autre de mon corps, ouvert sur la grâce de vivre encore. Puis, comme toujours, je décide de l'écrire, te l'écrire aussi, pour dire que "ma joie demeure", que ta joie demeure, que jamais je n'avais pensé vivre cela en 2021 et pour la troisième année. Restons collés-serrés.

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