Ce sera le jeudi, assez souvent.
Ils sont huit, trois femmes, cinq hommes.
Rien n'aurait dû les réunir sauf une injonction, des paradoxes et leurs contradictions.
Cela démarre ainsi.
Convocation obligatoire de P. Emploi à un RDV pour une "information".
Durant le rendez-vous on présente un suivi, "accompagnement", à un groupe de séniors qualifiés et motivés : Trois mois d'ateliers collectifs et de rendez-vous individuels.
Le but ?
On ne sait pas exactement. Retrouver du travail, on peut penser, mais surtout, faire le point, et battre le fer tant qu'il est chaud car une majorité de cette troupe a travaillé en 2018. Pas encore perdue pour la Cause, la Cause c'est LE TRAVAIL, camarade...
Premier mensonge : Vous pouvez ne pas venir.
Certains diront, bien, on ne vient pas, et devront s'expliquer face à la "conseillère emploi" présente, qui retoque tous les rebelles. Il faut avoir un CDD en poche, sinon, zou, tu t'inscris.
Donc on s'inscrit.
Là les coach te disent, " NON, si vous êtes motivée OUI, sinon, Non !!"
Là tu te pares de tes plus beaux baratins, tu les savonnes entre les omoplates, tu souris autant faux que tu peux. Tes 400 euros d'allocations en dépendent.
OUF, elles plient sous ton charme.
Tu es inscrite. Du 3 décembre au 4 mars, tu vas morfler.
A la maison, te voilà debout à 6h, Il faut faire les 52 kms aller-retour, aux frais de la princesse.
Tu es enrôlée dans une arnaque nommée Tremplin carrière.
Hop hop trampolino, il faut sauter en l'air avec un air rebondissant.
Youpi ! Le kangourou Volant est né !
Ici seront les chroniques des ateliers collectifs, quand ils en vaudront la peine, quand ce sera ou émouvant ou rigolo, ou les deux.
Premier Jeudi, donc.
7 ils sont 7.
7 c'est bien, 2 femmes seulement, c'est rare.
Cela me plait.
Les hommes sont un animal que je connais très mal, que je ne pourrai jamais comprendre, alors je vais me régaler de les voir s'exprimer.
Séance de présentation avec le jeu de "Je te raconte qui je suis et c'est toi qui me présentera au groupe, tu me racontes qui tu es, et je raconterai ton parcours au groupe".
Les points à raconter : formations, boulots, recherche actuelle, freins, contexte/limites mobilité, etc.
L'ambiance est bonne, décontractée.
Beaucoup de bavards, des hommes usés et un tout frais. Deux bouts de bonnes femmes à deux opposés côté formation ( Une Bac + 5, une CAP) et qui viennent juste de terminer un contrat dans une école. Elles sont assises côte et côte et aiment sourire un max.
D'abord je vois Le Fils Maudit. Debout, buvant le café à la pause, il parle sans fard de ses salauds de parents. "Qui n'ont rien transmis, qui nous ont tous envoyé en pension à huit ans." Je passe près de lui qui discute avec P. Mais je m'arrête. Fils d'agriculteur ?, je demande... Vendeurs de graines, dit-il, exploitants. Tu es le seul fils ? Ouaip, le seul.
Via une amie, je connais un peu les douleurs des fratries d'agriculteurs, reprendre ou pas, les enjeux, les conflits.
" J'ai jamais voulu reprendre, jamais." Il me regarde dans les yeux, je le regarde dans les yeux,
- Toi t'as morflé toi.
Je suis très sérieuse. Regard franc et soulagé du gars, direct : Ah oui j'ai morflé, j'ai morflé.
La haine de ses parents, direct, comme un volcan jamais éteint. On est ensemble depuis une heure, il est entrain de raconter son parcours à son voisin et on est déjà dans le coeur du sujet. Vlam. Putain, il est fort.
Très vite je repère P. Une voix de baryton, une allure très masculine. Propre, sain, soigné, grand, dégarni, des yeux bleus d'enfant. Et puis il parlera. Et tout change au fil de son récit, son visage, sa voix qui s'adoucit, les failles qu'il pose net sur la table, dans nos bras.
"Je ne sais plus, je ne sais pas. Mais plus je m'enfonce, plus je doute et plus je m'ouvre aux autres."
Vlam. Prends ça. Direct.
Tu me plais toi. Plaie ouverte sous une carapace qui demande à se libérer, P. veut totalement changer de métier.
Touchée.
K.V est remué et aime ça, même si ça pique.
Il y a Timide. Comment peut-on être si réservé quand on est un beau sénior barbichu blanc, tout simple, barbiche blanche, pull noir, qui glisse sur le dossier de sa chaise au fil de ses paroles, le moins possible les paroles. Qui s'excuserait presque d'être au monde.
"Mon gros problème c'est que je sais pas me vendre, je sais pas parler de moi. Parler des autres, oui, mais de moi, non."
Oh la vache. Quelle putain ce monde du travail où il faut savoir se vendre. Quelle merde.
Une des deux coach reprend le terme "se vendre"...J'écoute autour de moi ce qui se dit.
Puis, désoeuvrée, je pense " Mais m'dames les coach, cet atelier de trois mois, il est EXACTEMENT fait pour ça, nous vendre, et aussi pour vous procurer du job, à vous les coach". Me fais pas le baratin, j'ai été moi aussi de l'autre côté du ring, à ta place, formatrice.
Donc, Timide, tu as raison, cette vie est un ring, du commerce de job, de la vente de bonhomme comme toi, dépassé par les nouvelles technologies, plus du tout à jour sur les compétences, toi qui n'a pas de diplôme. Perdu.
Et puis tu es "seul maintenant", ça tu le dis. Tu vois que tu sais très bien parler de toi.
Outche.
Dites, les coach, comment vous allez effacer tout ça et remettre ce beau monde sur le fil du travail, mais " vers ce qui vous plait, vers vos envies..."
Vous êtes pas un peu à la ramasse, encore plus que les huit zozos devant vous ?
Il y a G. le commercial. "Prêt à partir demain à Tahiti s'il le faut." . Seul aussi, il le dit comme on lance un pétard au sol, plus rien à perdre, personne à la maison.
Vlan.
Et il y a l'homme différent. L'homme différent, l'homme heureux et philosophe qui n'a pas construit sa vie uniquement sur le travail mais avant tout sur la liberté. Autodidacte, moulti domaines, manuel autant que formateur et prof. Qui cueille des fruits pour avoir un peu de salariat à mettre sur la table, et qui fait 3000 autres choses qui l'épanouissent. Doux, très doux, petits cheveux blonds libres et fins. Aucune peur de l'avenir. Un homme aimé, sans aucun doute. Un homme feuille dans le vent, toujours accroché à des petits bonheurs, un être confiant.
Qui demande au K.V " C'est quoi l'université ? Université libre ?"
Et quelle joie, K.V réalise que, bien sûr, une majorité de gens ne savent pas qu'il existe des "facs"
Ces lieux qui remplissent le kangourou volant de joie et d'exaltations.
Alors elle lui explique, en trois phrases, et sa journée est remplie avec cette découverte. Sortir de son pré carré et découvrir les êtres.
Kangourou Volant est reparti chez lui rempli comme une outre de toutes ces vies.
.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire