3 nov. 2010

Quelle enfance ?

Quand je suis arrivée pour la première fois dans un camp de réfugiés, en 1988, c'était pour y travailler sur des programmes d'éducation et de petite enfance. J'avais travaillé en France dans ce domaine et, bien sûr, je ne savais pas où je mettais les pieds.

J'arrivais au Nord de la Thaïlande, dans des camps de réfugiés issus du Laos, des groupes ethniques différents les uns des autres, très. Des chasseurs-cueilleurs pour lesquels la notion de Nation, de Pays, n'existait pas. Seules existaient la montagne et la rivière, nourricières, dans des lieux inaccessibles en voiture, entre Laos et Vietnam.
Ces guerriers solides et cultivateurs d'opium avaient aidé la CIA au moment de la guerre du Vietnam. Retour de bâton hostile en temps de débâcle, le gouvernement du Laos, sous la coupe des Vietcongs, les avaient massacrés ensuite. Une seule issue, la fuite, traverser le Mékong à la nage et trouver refuge sur l'autre rive, en Thaïlande.

Les camps ont été ouverts une vingtaine d'années. Des vieux ancêtres y sont morts, des milliers de bébés y sont nés.


Et bien sûr, je pensais que l'enfance c'était pour tout le monde. Et bien non. La notion de petite enfance c'est un truc inventé par nos sociétés.
J'arrive donc là-bas et je me rends compte que je suis complètement à côté de la plaque. Pourtant ce n'est pas "moi", c'est nous. Cela fait des années que l'association fait un super travail dans plusieurs camps, entourée d'experts, financée par l'Unesco, l'Union Européenne, des ministères, des ambassades et j'en passe...
Il me faudra le choc, le temps. Il me faudra ce gourou magnifique, mon conseiller à l'Unesco Asie-Pacifique, à Bangkok , et notre première rencontre éblouissante pour moi...Il me faudra...apprendre et ôter toutes mes croyances, toutes mes idées, pour arriver à rester et penser que je ne suis pas seulement et totalement inutile*.


Parce que c'est vrai, l'enfance est si différente et le rapport à l'enfance est si relatif d'une culture à l'autre. Et là on atteint des sommets.

Atérée, donc, devant mon incompétence, j'écris à ce gourou dont je ne sais plus le nom, on pourrait dire Kalum. Sri-lankais d'origine et notre protecteur, mon protecteur, garant des contenus et des financements des Nations Unies pour l'éducation. Je lui écris d'un anglais fébrile dès mon deuxième mois sur place pour lui dire que je suis désemparée et que je ne sais pas comment faire sans trop faire de conneries, sans calquer mon occidentalité là où elle n'a aucune pertinence. Que veulent les réfugiés ? Comment travailler autour de la petite enfance pour des personnes qui n'ont pas ce souci, qui ne savent pas de quoi il retourne ?


Pour ces populations, tu es bébé, couvé, allaité, porté, puis tu es enfant. A un an tu joues avec ta première machette. Tu coupes le bambou, tu te coupes le doigt si besoin, on s'en fout. A cinq ans tu es fille qui porte ses frères et soeurs, tu gères. A quinze ans tu es père de famille.

Enfant, tu tombes, tu saignes ? Personne ne vient te relever sauf si tu es de la famille proche. Tu es autonome dès trois ans. Tu te débrouilles, tu suis les autres, tu restes avec ton clan. Tu joues avec la nature, tu tues les animaux, tu regardes les savoir-faire de tes parents et à huit ans tu es apprenti, tu apprends. La ferronnerie  et la création de couteaux,  l'argenterie et la fabrication de bijoux, la culture des plantes médicinales, la broderie et les teintures, etc. La vie se gagne, se prend, pas le temps d'autre chose ou si peu.

J'arrive toute timide dans les bureaux de l'Unesco à Bangkok, c'est Daniel qui m'a amené, le Daniel décrit dans un billet plus haut. Mais j'y vais, au culot. De ma propre initiative j'ai écrit, sans tabou, sans craindre le ridicule. Je m'adresse au top du top. Tout le monde m'a dit qu'il était génial. Waouh. Je ne dirais pas que c'était Gandhi mais cela te donnera une idée. Gandhi en plus rond, la soixantaine. Mais encore plus beau.
Cet homme a une aura, et en même temps il a l'accueil dans la peau. Il sait y faire, je me sens bien tout de suite.
Son bureau est rempli de statuettes et de tissus indonésiens suspendus au mur. Je ne pensais pas qu'un bureau "de directeur" puisse avoir cette allure là, je suis charmée, touchée. Lui, porte toujours une chemise en tissu traditionnel, gaie. Il sait tout, il a tout vu mais il t'écoute comme si tu étais la merveille du Monde. C'est l'intelligence malicieuse qui sort de ses yeux. C'est la bienveillance toute qui est dans son corps et sa voix. 
Il est fier de moi. "C'est exactement comme cela qu'il faut faire. Vous doutez ? Vous allez faire un travail formidable."

Il restera mon étoile, mon ange gardien. Il nous soutient. J'aime aller le voir à Bangkok, je me sens petite reine dans son harem. Une privilégiée de cotoyer un tel homme. Il m'apprend énormément, me montre des projets du monde entier. Il m'invitera à Paris, en Hollande, au Népal, pour participer à des actions de l'Unesco, pour me procurer des documents, pour rencontrer des financeurs.

Je décide de rester après mon premier RDV avec lui, alors que je pensais abandonner.



De la bienveillance d'un être exceptionnel, de l'amour de mes collègues en or, de l'amour de deux amours, du courage et ce destin qui nous met là. Exactement où il faut être.
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P.S. * Plus tard, bien plus tard, j'ai su et vu que toutes mes belles intentions étaient à très courte échelle. J'ai su la dérision de l'action, aussi pensée et respectueuse soit-elle. J'ai eu la grande chance de comprendre qu'être inutile et l'accepter était le cadeau que la vie me faisait. Comprendre cela, le vivre au fond de mes tripes. Oser délaisser les prétentions et l'illusion d'être indispensable ou d'avoir pu changer quoi que ce soit. Alors la vie et moi-même seraient autres, ailleurs, soulagées de ce poids. Quelque chose d'autre pourrait commencer et ouvrir l'inconnu de moi. Peut être, un jour...
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18 commentaires:

Tifenn a dit…

J'avais envie de mettre un commentaire mais en fait, je ne sais pas. La encontre, les rencontres, l'apprentissage, les tabous, les peurs, les essais, la réussite...tout quoi.

L.A a dit…

Petite coquine, si tu sais, et pis tu sais que ça me fait plaisir. Il n'y a rien qu'on ne sache pas. Il faut tout essayer (mamamia pôvre de moâ !)

La tortue légère a dit…

La réussite, non. Et merci, tu m'as fait rajouter le * et P.S que je voulais mettre sans savoir où.

Le passe temps a dit…

J'aime vous lire !
J'aime votre analyse de ce vécu et votre écriture sobre convaincante tout à la fois...
Merci

Anonyme a dit…

Woah...
un merci Lola, pour ce partage, pour ces mots qui disent si juste et qui touchent le vrai là tout au fond des yeux.
bisous

L.A a dit…

Bonjour à l'inconnu sympathique et à l'âme fragile dans sa peau. Bises du 4, une mésange s'est cognée au carreau, j'ai cassé ma belle tasse bretonne sur le carrelage de la cuisine ce matin, et le ciel est blanc bleu pâle , jaune et beau.

Epamine a dit…

Hélas, pas trop le temps de parcourir tes blogs toujours chaleureux, poétiques et colorés...
J'aime toujours autant tout ce que tu nous offres en images, en mots, en poésie...
bises d'Ep'

L. a dit…

Oui, je sais. Tu es très sérieuse toi, tu sais réguler ton addiction au net : la vie et le boulot d'abord. Tu as raison. Merci d'autant plus d'avoir posé un mot !!!

Richard a dit…

Quand on a laissé des pans entiers de son âme éparpillés aux quatre vents, il est difficile de recoller les morceaux. Tu as peut-être donné (et reçu) plus que tu ne le pensais en allant là-bas.

Anonyme a dit…

Hello Voyageuse !c'est BÔôô ! chez toi !
hé ben ! c'est vrai que depuis tes 6 ans tu est partie et pas qu'un peu à ce que je vois , par raport à ce que tu dis là , j'avoue etre tre maladroit , ça me touche alors j'en fais de vague poêmes je n'en ai pas encor mis sur MI , de hard , mais ça viendra !
mainnant suis plus assez libre pour faire des fugues ;-)
alors je me suis occupé des gosses de chez nous ceux dont on ne parle jamais, ceux que l'on cache, et qu'on oublie facilement les grands IMC
ça ne fait pas causer et ça embarrasse trop de gens quand aux moyens c'est à hurler ....bref , voila pourquoi je préfère écrire pour la plupart du temps des trucs drôles et un peu dingues !
Bizouilles à toi !
à tout'
MARSOUPIO

Moukmouk a dit…

la prétention absurde que la culture occidentale est le sommet de l'évolution humaine nous pousse à juger les autres comme étant attardés.

Sauf qu'il faut avoir vu la différence pour comprendre et le montrer comme tu le fais merci.

Anonyme a dit…

Hormis conditions dramatiques, mais pour cela il ne faut pas obligatoirement se déplacer beaucoup, j'ai souvent été fasciné par la lumière des regards d'enfants que je rencontrais en cours de voyages. Ils n'ont pas la vie de nos enfants ni leurs privilèges occidentaux. Ils ont l'air plus heureux. Ils jouent avec la vie, pas avec des jouets pensés par des adultes mercantiles.
Merci pour ton témoignage, il nous remet à notre place.

Florence A. a dit…

Si juste.
"On" en invente de ces trucs, de ces concepts, de ces nécessités, de ces utilités, nous autres riches et surchargés, et on oublie qu'on est dans l'artifice, que penser n'est pas vivre...

Lôlà a dit…

Bienvenue Flo et Jaleph.
Je crois que les regards d'enfants sont partout brillants. Cela dépend aussi du nôtre et du contexte. Qu'est ce que l'enfance , au fond ? Je ne sais pas. De ci, de là. Tout savoir et rien. Des bouts d'être ?

Epamine a dit…

Je découvre ta réponse à mon 'tit mot. Merci pour tes mots à toi!
Bises d'Ep'

Sylvie a dit…

Votre témoignage est magnifique. Vos mots touchent.
Merci

Ella a dit…

Merci Sylvie, bienvenue ici, merci d'avoir pris le temps du partage !

Pascale a dit…

Très touchant tout ça... c'est aussi pour cela que j'adore voyager... Ton expérience a dû être incroyable.