17 juin 2022

Avant dernière chronique de cette expérience

 

Avant dernière visite dans la famille ukrainienne hier. 
 
Revenue avec plein de choses en tête comme à chaque fois.
Si je devais résumer sur ce qui se passe pour moi, je dirais que c'est une expérience que je fais, très personnelle, à la fois sur la question du bénévolat et sur celle de l'intervention à domicile.
 
La question de l'apprentissage du français est, de fait, un prétexte, je ne l'avais pas imaginé ainsi, mais la réalité est que sur le plan strict des progrès on est dans le flou, le peu, une force d'inertie très nette, en somme. Cela tient sans doute au vase clos familial qui vit de sa langue maternelle. Cela tient absolument au fait que le seul projet qui fait vivre est de retourner chez soi le plus vite possible.
 
On est dans un paradoxe délicat. Etre là, forcé, par dépit, ne souhaitant que repartir. Chaque jour dans l'inquiétude, la peur, rivé aux téléphones ukrainiens, le coeur en cendres. Et pourtant on voudrait vivre, ici, du mieux possible, communiquer, être moins seul. On voudrait plus de cours de français. Paradoxe existentiel. Je ne sais pas déchiffrer leurs besoins en langue étrangère, à moins que ce ne soit surtout le besoin de se sentir accueilli, épaulé.
Mais au bourg existe une association très vivante pour l'accueil des réfugiés. Cette famille y a recours, en bénéficie largement. 
 
Alors on fait quoi ? Je fais quoi ?
 
Hier, sur le mot "content" à décliner avec "je suis" ou "je ne suis pas", on part au pays. 
"Pas contente" dit la mère. "Ukraine Boum Boum", ses doigts pliés martèlent sur la table les bombes qui sont tombées. Les dernières nouvelles sont mauvaises.
A partir de là, je prends l'important, ce qui nous fait, nous réunit. Et on reste au pays, on reprend l'agenda avec les cartes du Monde, le trajet avec 4 trains, 4 jours, 3300 kms écrit-elle sur le papier. 
 
On sera encore chez eux, là-bas, quand on sera sur le mot "intelligent". Curieusement on me comprend quand je mime ce mot, allant vers ma tête, faisant tourner mes doigts, lever le pouce, etc.
Je dis à la mère "Oui!" " Tu es intelligente !!". Tu es partie avec ta famille, valise, enfants, Ukraine-France !!". Elle est heureuse de ce que je dis et mime. Idem pour sa fille " Je suis intelligente". Bien sûr. Tu as quitté l'Ukraine, tu vas dans un collège en France ( elle ne parle pas un mot de français...au bout de trois mois).
Elles sont héroïques. Je ne veux même pas essayer de m'imaginer à leur place. 
 
Quand viennent les mots "riche" , "pauvre". On touche le fond. Ici c'est la pauvreté, l'aumône. Chez elle tout allait bien, on avait les moyens et un super boulot.
Le mot "métier" apparaît sur la feuille d'exercice.
Elle va me chercher ses diplômes, magnifiquement imprimés, prêts à être encadrés, dans un carnet bleu-ukrainien en lettres dorées. Un bijou.
 
Puis nous aurons " mère" "père" "maison" avec le verbe avoir. Et on y revient, là-bas. On n'en est jamais parti. Son pays. Sur la carte elle me montre les "Boum" "Boum", les gros, les petits et leur répartition actuelle sur le pays.
Au téléphone elle a pleuré ce matin. Elle est forte en mimiques elle aussi et je crois que j'aime tant sa langue maternelle, j'aime l'écouter et la répéter, sans savoir ce que je dis, juste en musique, sons, chants étrangers dans ma gorge, ma tête.
 
Quand je suis arrivée à 15h30, les enfants déjeunaient. Je m'asssois à table et m'amuse à répéter certaines phrases que la mère dit au petit, certains mots d'allure : "Non pas ça!" "Oui d'accord!" Ce genre de truc, avec des ! des sourires une mélodie pointue au début et qui éclate en bulles à la fin. Moi j'aime chanter, je n'ai pas de problème. Le petit, et sa bille de clown, me regarde irradié de joie. Il finira par mettre une coquillette dans son nez pour me séduire un peu plus. Celui là, cette bouille !! Il est en maternelle, Il se plaît. Les mômes....
 
En fin de séance, elle me demande (en ukrainien et avec le visage et les mains /notre langue commune) si les cours de français au Centre social continuent en juillet et août ( 2h hebdo). Pas sûre, je lui dis. Il faut qu'elle demande demain. Elle est déçue, elle râle dans sa langue, on n'aura pas de cours pendant 2 mois? Elle le dit à elle -même, et à sa fille collégienne. Moi je suis déjà debout à remettre mes sandales. Je file en douce, je tiens mon rôle, ma place, à part, délicate à maintenir. 
 
Moi, elle le sait, j'ai donné mon agenda depuis un mois, j'arrête le 29 juin et je ne viens que tous les 15 jours en juin. J'ai décidé cela pour tenir une rampe, me tenir personnellement, poser mes limites, à moi-même. C'est la première fois que je donne des cours bénévolement. Je fais le bilan. C'est la première fois que je vais au domicile d'une famille réfugiée. Je fais le bilan. C'est la première fois que je donne des cours à domicile. Je fais le bilan. Le bilan, le recul sur cette expérience qui pourrait me bouffer totalement mais ne me mange que quelques jours avant et le jour d'après. Une heure de mon temps qui m'enrobe mentalement sur des jours. Me fait réfléchir en profondeur sur qui je suis, ce que je peux, ce que je ne peux pas, ce que je veux, ce que je ne veux pas.
 
Depuis longtemps les limites et la valeur de mes engagements je les ai prises de plein fouet, touchées, éprouvées, assumées. Tant sur le plan personnel et intime que sur le plan professionnel (Missions humanitaires en Asie et ensuite une majorité de métiers dédiés à l'accueil des étrangers en France). Je suis partie hier en me disant, Oui je vais les laisser. Comme prévu et annoncé, je vais les laisser. Que peux-tu faire contre le chagrin de cette mère. Forte comme les blés dans le vent. Qui a refusé de conjuguer "triste" avec "je suis". Remuant la tête, "Non, non" et souriant : "Pas". "Pas triste.".
 
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