C'est la plage. La plage de la famille, la plage des mots, la plage des silences, la plage du père qui prend une cabine et se fait beau après la baignade, s'installe en terrasse, sirote l'apéro, commande le repas, demande qui vient manger au restaurant. La mère, souvent, les enfants, ça dépend. Moi j'aime ça aller du sable à la terrasse du restaurant-sur-sable, les pieds qui crissent et grattent et on prend la carafe d'eau pour les arroser un peu, le maillot mouillé, et boire une menthe à l'eau et s'assoir le cul mouillé sur une chaise où jamais le regard ne quitte la mer. Il fait toujours chaud, le maillot sèche avant que les assiettes n'arrivent sur la table. On est les rois du paradis mon kiki.
Sur cette île j'ai découvert les pizza cuites au feu de bois. Un délice. Une pâte épaisse, un petit goût de fumé quand le serveur amène des gigantesques pizza entières dans de gigantesques assiettes, mais là c'est le soir, en ville, près du front de mer. Les voitures passent dans tous les sens, j'aime beaucoup ce restaurant, sa grande terrasse au bord de la rue. Quand j'en ai assez d'être assise ou qu'on attend trop les plats, je me lève, je traverse l'avenue qui nous sépare de la plage du centre ville et je flâne au bord de l'eau, laissant les adultes assis à table. J'adore faire ça. Mais là c'est le soir, alors que la plage où l'on s'installe c'est le matin, entre 10h et 11h. En général on rentre à la maison vers 14h. Epuisés, fourbus, et les adultes font la sieste et moi je m'ennuie et je joue du piano en appuyant sur la pédale qui atténue le son, mais l'appartement est immense. Il donne sur le port. C'est la maison de la grand-mère dont je porte le prénom.
La plage c'est la joie. C'est flâner aussi, seule, marcher le long de l'eau. Quoi de plus merveilleux dans la vie que de marcher le long de la mer qui lèche les pieds, seule. J'observe tout de long en large, dans l'eau, sur le sable, sur la mer au loin. Il y a des petits rochers régulièrement, qu'on peut éviter ou qu'on peut contourner en allant dans l'eau jusqu'aux mollets. On y croise d'autres enfants, puis d'autres adolescents, puis d'autres adultes. C'est la plage qui est comme une maison. Ma mère connaît la moitié des gens qui passent et ça s'arrête, ça bavarde, ça bavarde sur les familles, qui fait quoi, où est un tel, qui vit là qui vit ailleurs, qui passera, qui revient, qui fait des études, qui est malade, qui est descendu de la montagne, qui ira au village. Les corses ont des vies de nomades, de migrants, les gens vont et viennent tout le temps. Une île est une île, on n'y reste rarement toute sa vie, enfin, au siècle dernier et aux précédents on bougeait énormément.
C'est la plage, chaque jour. Sauf quand on va au village, on traverse alors une moitié du pays pour passer la journée chez les aimés, famille ou pas ( c'est la même chose, en Corse quand on t'aime et que tu as fait tes preuves tu es de la famille). C'est la plage chaque jour comme une maison. Pleine d'habitudes, de coins à nous, de souvenirs sur plusieurs générations de plusieurs familles. On peut aller ailleurs, de l'autre côté du golfe, c'est bien, le sable est moins beau, l'eau moins translucide, mais le restaurant café pâtisserie boulangerie est extra. Et il n'y a pas que les familles corses là-bas. Quand on va sur la plage de l'autre côté du golfe, on change nos horaires, on vise la fin d'après-midi et on reste jusqu'au coucher du soleil pile poil en face. Le dîner est une fête, terrasse sur le sable, on met une robe sur le maillot sec, on s'est douchés, on fanfaronne de bonheur léger, on se tait aussi, religieusement, pour observer la danse du soleil rouge, on a le coeur serré, c'est comme un adieu qui reviendra. Le rituel du coucher de soleil emporte tout sur son passage entre nous. Il y a le dernier bain magique, il y a le dernier coucher de soleil. On ira le voir au bout des Sanguinaires, ce soir là comme des centaines de soirs dans nos vies, éperdus d'émotions.
La plage du matin et midi c'est la plage, c'est ma plage, c'est là que des décennies plus tard les cendres de ma soeur seront dispersées. Elle sera heureuse. C'est ma plage et ce midi, nageant dans la piscine très belle de mon village de maintenant, je regarde les montagnes qui m'entourent, pas trop hautes, laissant le regard aller. Et me reviennent les émotions immenses de mes dernières baignades chaque été, la baignade avant de partir, la dernière des dernières avant l'année prochaine. Promesses de retrouvailles.
J'entre dans l'eau une fois, deux fois, je passe mon temps dans l'eau et loin. Ce dernier jour, celui où l'on reprend le bateau le soir même, je me marie avec la mer. Chaque année, je ne sais pas comment rester, comment m'étaler, comment laisser tout moi dans cet endroit. Comment ne jamais partir. Je nage lentement, et je parle aux montagnes qui me font face, au maquis mon amoureux transi. Je leur parle, en pensées, je me relie, je leur dis mon amour, la vénération que je porte à ce lieu. Je me fonds dans le moment, je me dissous sans larmes car j'ai trop d'amour, de beauté en moi, je rends grâce, en vérité. Je ne cesse de regarder les montagnes qui plongent vers moi, vont vers la mer. Je nage en lents mouvements, pour prendre, avaler de mon corps, disparaître, et dire au revoir. C'est une fragmentation, un déchirement. Comment cette île peut elle autant me retenir, comme une matrice. Sans doute parce que ma mère y est chez elle, différente, comme une deuxième mère, autre que celle des onze mois de l'année. Ma mère ici est encore plus joyeuse, puissante, épatante au marché, drôle quand sa langue change, quand chaque ruelle, chaque magasin est comme un cocon, parfumé, crépitant de souvenirs. Ici ma mère est née et a vécu vingt années. Ici un sentiment d'appartenance. Dont je vais m'éloigner au fil de ma vie d'adulte, refusant les moeurs locales, dénigrant une mentalité dont on se méfie dans ma famille. Un esprit patriarcal, mafieux, un socle de liens, une emprise, une violence contenue ( pas toujours), un nid d'où l'on ne peut plus s'envoler, qui retient, protège, étouffe quand on y a des ancêtres. C'est ainsi que je le ressens, c'est de cela dont on m'a toujours mise en garde, en tant que femme. Je vais m'éloigner et ne plus y revenir. Et toutes ces émotions de tendresse et de matrice protectrice que je ressens dans l'eau qui a porté toutes mes baignades a écouté tous mes bonheurs, mes chagrins, mes pensées, je vais les laisser là. C'est une île sans compromis, une île forte, sans fadeurs. Bourrée de ruptures, de drames, d'engagements, de décisions vitales.
J'avais donc un peu oublié la jeune fille, puis jeune femme que j'étais et qui embrassait la mer et la montagne de tout son être lors du dernier bain. Maintenant je la revois, elle est restée en moi, je sais ce chagrin et cet abandon, ce chagrin de partir, la rupture de l'amour qu'on retrouvera pourtant dans un an. Mais serais-je la même ? Disais-je à la montagne. Seras-tu vraiment là encore ?, disais-je au berceau liquide, doux, m'enveloppant. Serez-vous là pour moi ? Surtout ne bougez-pas. Par pitié, revenez me prendre, m'éblouir, me caresser, je suis votre enfant, je pars mais un jour je reviendrai.
Longtemps je suis revenue, fidèle parmi les fidèles, dressée sur la proue du navire, humant l'île avant même de la distinguer, comme m'avait appris ma mère. Puis elle est morte. Je suis revenue quelques mois après, mais au village seulement, en montagne. Pour soutenir sa meilleure amie, une mère pour moi, elle aussi. Puis. Puis. Et puis. Les chagrins prennent leur temps pour nous illuminer.
.
.