Je le connais depuis 23 ans. Je ne le connais pas du tout, mais je le vois et je lui ai parlé pour la première fois hier. C'est un jeune homme maintenant, de ces êtres élancés que la terre ne retient pas, les épaules un peu voutées tellement il est une tige au vent. Plus fin qu'une brindille, il marche vite et grand, sans aucun sac, presque sans vêtement, il est le minimum existentiel, jamais d'anorak en hiver, jamais de veste au printemps, ne parlons pas de bonnet, d'écharpe ou quoi que ce soit qui s'évaderait de sa ligne parfaite. Un pull, un pantalon, lisse, presque nu, nu dans sa tête, nu face à moi son esprit je le croise, je lui parle chaque fois en silence, je parle à son silence, à l'énigme et à la complicité qu'il est pour moi. Il ne le sait pas.
Je l'ai croisé et vu tout le temps durant notre première période de vie ici. Il était à la sortie d'adolescence, peut être ado, m'évoquant ces mômes un peu perdus, pas calés dans notre société, torturés, je l'imaginais, isolé, handicapé ayant refusé d'en souffrir, ayant décidé comment l'être, ayant trouvé sa façon de vivre sans déranger, sans contacter, qu'on lui fiche la paix : il marche. Je me suis souvent demandée s'il avait une maison, un toit, une famille et certainement car il est propre, bien mis, ses cheveux noirs épais qui veulent boucler sont rangés, il est rasé. Il vit quelque part.
Il marche sur les routes tous les jours, souvent je me demande s'il prend des sentiers, qu'est ce qui délimite son parcours, où vit-il, combien de kilomètres avale-t-il par jour. Il ne marche pas il lutte contre des vents invisibles, il marche au pied léger et le torse décidé, il plante son talon et fait de larges enjambées, et personne là, enfin, ne peut l'arrêter. Et cette constance, cette ténacité désespérée, ce courage, cette détermination à occuper chaque espace de sa journée dans chaque mètre carré de son environnement m'ont toujours parus admirables. Oui, je pense souvent en le voyant dans sa quête de chaque pas l'un après l'autre, pendant des heures, revenant sans cesse sur les mêmes parcours, les mêmes routes, les mêmes paysages, ne se posant jamais la question de où vais-je et vais-je y aller, oui je pense à chaque fois, vraiment, que c'est lui qui a raison. Je suis en voiture, je le vois, quelque chose bondit en mon for intérieur.
Les premières fois que je l'ai vu et durant les sept années qui ont suivies, il marchait avec un super radio cassette qu'il tenait sur une épaule. Oui, carrément, tant qu'à faire, il portait ce poids, et écoutait de la zique à fond. La classe. Au fil des années il a un peu baissé le son. Un jour il a troqué le gros truc contre une petite radio avec une anse pour la porter à la main. Il était devenu un jeune homme.
A ce moment là nous avons déménagé et nous sommes revenus dans ce secteur six ans après. Je l'avais peut être oublié quand un jour je le revois, le même, exactement, j'adore cette constance, il est, pour moi, finalement, comme un arbre seul dans un champ. Imbattable. Indéracinable. Et là que vois-je ? Un beau chien marche à côté de lui. Oh mais qu'ils sont beaux ! Ils s'aiment, cela se respire immédiatement, il a trouvé son compagnon, l'être idéal. Le chien est doux, poilu, museau un peu en pointe, je n'y connais rien en chiens, mais je dirais un chien de ferme bâtard, aux yeux de biche, un chien comme un nounours qui ne me ferait jamais peur, c'est ça mon critère dans le physique d'un chien. Un chien qui ne t'arrive pas à la taille mais plutôt aux genoux.
Le chien marche comme son maître mais ajoute une touche de joie, d'amour, ils sont vraiment extraordinaires. Ils marchent tous les jours, tout le temps on les voit. Parfois le chien est au bout d'une grande ficelle, très lâche. Parfois le maître a encore une radio, souvent. La petite radio d'une main, le chien de l'autre côté est autonome et très sage, parfois la corde est attachée à la ceinture du jeune homme. Ils sont un conte, une histoire à raconter, celle du chien et de son jeune maître qui parcourent la contrée et connaissent tout, tous les paysages, toutes les maisons, toutes les transformations de l'environnement, tous les sous-bois, tous les villages dans un rayon de je ne sais combien de kilomètres. Ils sont joyeux maintenant. Je suis bouleversée de le revoir si bien accompagé. Quelle vie !
Il y a quinze jours, je vois le chien qui traîne la patte et tout de suite je m'inquiète. La semaine suivante je vois le chien assis dans un champ en bord de route et le maître contrit qui attend, la corde molle, le chien, me dis-je, ne peux plus marcher. Je m'inquiète encore. Et hier, je vois le jeune homme seul, qui marche lentement, sa radio en main. Coup de chance il est sur un parking et j'ai le temps. Mais je passe ma route, puis, non, je dois lui parler. Je recule. Je ne veux pas l'effrayer. Je me positionne près de lui et j'entr'ouvre la vitre côté passager et je lui demande " Et le chien ?". Et pour la première fois j'entends sa voix et je vois comment il communique. " Il est mort" me répond-il , puis, "Elle avait 16 ans" et il insiste sur le chiffre remuant la tête, le visage un peu serré. Sa voix, son corps, son visage, ont chacun leurs signes qu'il me faut apprivoiser. Je lui dis que je suis triste pour lui mais combien elle était belle et la chance qu'elle a eue de vivre avec lui. Il écoute, surpris, mais je ne crois pas l'avoir trop dérangé. Je n'ai pas pu m'empêcher de lui demander s'il allait reprendre un chien. C'était idiot, c'est moi que je voulais alors consoler. Il fait un mouvement, il a quelque chose dans la main, comme un lacet, un bout de ? Maintenant que je l'écris je ne sais pas si c'était un bout de laisse ou de cuir ou ?. Il regarde par terre puis me regarde et bredouille , un peu agacé mais tendre, je vois qu'il pense à elle en le disant, qu'elle est encore là à ses pieds avec ses yeux brillants, "Je ne sais pas". Bien sûr.
Je le laisse. C'est un évènement dans ma vie de lui avoir parlé. Je suis très triste pour lui. Perdre son double, celle qui pouvait tout, savait tout et ne disait rien, l'âme jumelle, la communication parfaite, sans mal, sans heurts, sans jugements pour celui qui vit à sa façon autant qu'il le peut. La compagne de sa route. Lui qui m'émeut tant.
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