7 déc. 2020

Il-Elle

 Nous sortions de la grande ville. Juste après le pont, à gauche, commence un long périphérique, calme à treize heures, l'heure où nous roulions. 

On était heureux, autant qu'on peut croire l'être, c'est déjà pas mal, vu que la veille on sentait le roussi. Une poignée de limites quotidiennes ayant été franchies, il avait fallu  remettre de la potion magique dans le turbo, calmer les bêtes aux abois, les caresser dans le sens du bon poil. Un virage dangereux, un redressement de justesse. Nous sommes de bons pilotes de Formule Zéro, après nous le déluge. Les arrêts-recharge au garage, ça nous connaît.

Le lendemain le soleil vibrait sur les montagnes, et, t'accompagnant à un rendez-vous médical je pouvais flâner en paix, passer une heure dans des magasins, acheter des bricoles qui font du bien, un moment totalement inouï par les temps qui courent. Une heure de shopping et de marche dans la ville qu'on aime, ensoleillée, remplie de gens divers et variés. A Nature et Découvertes, où rien n'est au bon prix, on a craqué pour féliciter nos coeurs de tenir bon. Un bijou, un bol tibétain, qui sera notre bol de pacification, mais je ne l'ai décidé qu'une fois à la maison. Dans le magasin nous les avons faits tinter tous. Jusqu'à choisir celui qui m'emmenait au Népal, dans ce temple tibétain sous l'Himalaya, dont j'ai failli ne plus pouvoir partir. J'étais en visite avec mes collègues, je m'étais assise près des gong dans la salle de prières qu'emplissaient les moines couleur bordeaux. Ils commençaient leurs psaumes, le gong a résonné. Accroupie au sol, je ne me connaissais plus, j'étais un bloc de résonances ancré enfin pour de bon. Enfin j'avais trouvé ma destination.

Nos petits bonheurs dans la voiture, après un café quand même, debout, au soleil, sur la place, une pizza en plastique mou très bonne dévorée en riant, nous prenions la route du retour vers la campagne. Si j'aime toujours retrouver ma maison, je ne suis pas toujours contente de quitter la ville. 

Après le pont ça tourne sérieusement, et on enfile la large voie et d'un coup de regard trop rapide je le-la vois. L'Homme roule, nous n'avons pas pris le temps de dire quoi que ce soit, un peu plus loin je lui dis " C'était pas pratique à cet endroit, non ? Tu avais une voiture derrière toi ?" . Il me répond que non, personne derrière. On aurait pu le-la prendre en stop s'il s'était souvenu que j'avais remis en place les sièges derrière avant de quitter la maison ce matin. Zut.

Alors je lui raconte car au volant il n'a pas eu le temps d'observer. Oui il y avait un auto stoppeur mais ? Je suis sûre que c'était un-une. Très joli.e. J'ai vu ses cheveux, dorés et bouclés, aux épaules, tout un côté penché avec sa tête de côté qui disait, hé, c'est moi, ce serait sympa si...Le pouce levé. De longues jambes fines en collants bleu foncé, une jupe bleu foncé épaisse, froncée, qui tombait parfaitement sur ses genoux, juste en dessous. Un genre de caban, des yeux bleus, un visage un peu carré au beau front large, vivant, ouvert mais triste un peu. J'ai tout de suite pensé que c'était un mec-fille, un homme avec des vêtements féminins, des cheveux beaux laissés libres exprès, et dès qu'on l'a dépassé je me suis dit "Zut, on l'a raté". Le périphérique avançait et ce sont des axes où l'on ne peut ni faire marche arrière ni se garer.

Peut être est-ce parce que la veille j'avais regardé le film 120 battements par minute. En replay la semaine dernière, mais disponible sur youtube je crois. Ce film que je voulais voir depuis longtemps. Ce film est un monument de force, de beauté, de gravité et de combat. J'ai été entourée par son aura, et les souvenirs des personnes que j'ai rencontrées dans les années 90, militants, malades. Et surtout, par dessus tout,  mon ami et collègue Christian qui est parti trop tôt. Un être d'exception qui me connaissait, me ressentait, et m'encourageait comme personne. Dans ce film, bien sûr, les hommes vivent libres, leur apparence, leur sexe, leur vérité, leur engagement. A l'époque seuls les travestis osaient vraiment être femmes, s'habiller en femmes, outrageusement. Aujourd'hui les jeunes gens osent leur féminité, des hommes portent des robes, les deux sexes se fondent dans les vêtements. Pas assez, pas encore, mais ce petit frémissement me ravit. 

C'est peut être à cause de tout ça, du frémissement, du film immense, que j'ai vu, très très vu et gardé en mémoire la silhouette de ce elle-lui qui faisait du stop et que nous en avons parlé dans la voiture en regrettant de ne pas avoir réagi. Comment peux tu être sûre que c'était un garçon ? m'as-tu demandé. "Parce qu'il s'habille en fille mais il peut agir comme un mec en se mettant là pour faire du stop, tout seul et habillé coquettement, agitant ses cheveux blonds dans l'air, avec grâce. Une fille n'oserait pas, pas comme ça, pas là.." ."Ah oui, c'est vrai, tu as raison.". J'ai souri en moi. Seule une femme peut tout de suite sentir tout ça. De par la vie qu'on mène, la vie qu'on nous fait mener, depuis l'enfance, sous surveillance de nous-même, auto restreintes dans nos façons, nos tenues, nos sorties, notre corps public dans l'espace public. Ce carcan.


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