8 juin 2020

Ranger




( on peut cliquer sur la photo pour mieux voir, puis la flèche en haut à gauche te ramène sur l'article)


Je dois ranger ma chambre.
Par endroits il y a de la lave volcanique restée collée au sol. Une mémoire d'avant.

Le lit est toujours resté à l'abri. Socle unique de mes nuits, à préserver propre, fait, joli. Mon réconfort, même si certaines nuits de tous ces jours passés il m'a réveillée trop tôt et m'a permis de voir le jour remplacer la nuit, des gris, des bleus. Sans compter les heures.
On avait le temps, on ne bossait pas, on n'avait déjà pas un rythme épuisant, mais là c'était encore pire. Et tout était silencieux comme un cimetière déserté.

Ah bon, tu as eu peur ?
-Ben oui.
-Non, pas moi. Pour les autres oui, mais pas pour moi.

- Dis moi je vois que ça a été dur pour toi.
- Ben oui. Est-ce que c'était pas un moment de dingue, jamais vécu depuis notre naissance ? Il y avait la vie à la maison, certes on pouvait y trouver du bon, mais tout le reste ? Le dehors, la vie en société totalement écrasée, mutilée, réduite en miettes. Les gens qui partent bosser la peur au ventre, les soignants non protégés ? Je n'ai cessé de penser aux ressentis et aux conséquences, à la fois au jour le jour, et à ce qui en découlerait ensuite, "après".
Hormis mes plaisirs égoïstes chez moi, seule et à deux, (et avec un voisinage sympa) tout ce que j'ai vécu m'a choquée et ne m'a pas plu. Des cui cui, des joies quotidiennes gagnées à la force des poignets, cherchant chaque jour comment ne pas sombrer, et comment accompagner l'autre qui touche parfois le fond. Humains. Pleins. Humains qui souffrent, qui se débattent avec le sens de leur vie, le sens du collectif, les angoisses de la situation planétaire. Avec le recul, j'aime qu'on ait été hachés menus, c'était bien nous. C'est nous. Inaptes, jamais très calés, envahis d'émotions, brisés, forts de ça.

Je me suis vue terrorisée, idiote, affolée, nerveuse, désagréable, perdue, folle. Merci ma boulangère-épicerie-bio, la première humaine-de-l'extérieur que j'ai rencontrée, qui m'a accueillie et sans mot dire, a partagé son effroi, sa stupeur, ses interrogations avec moi. Quel était ce monde ? Et aussi comment gérer sa boutique ? Comment tenir le choc avec des clients erratiques qu'on ne peut plus anticiper ( des jours vides, des sacs de pains non vendus, puis des gens aux aurores, déboussolés, qui font le plein comme jamais). Douce, calme, et vivante, elle m'a remis debout ce matin là où je me comportais comme jamais je ne m'étais comportée, moi aussi. Tous. Même s'il fut des heureux qui ont trouvé la vie virussée, et ses contraintes, très agréable et facile à vivre, car enfin du temps, enfin une pause, enfin du silence. J'ai eu plusieurs conversations au téléphone avec des personnes non traumatisées par ce qu'ils ont vécu, tout au contraire, plutôt très satisfaits. C'est extraordinaire à entendre. Heureux sois-tu. Tu es prêt pour l'avenir qui va arriver très vite sur nous.

Je dois ranger ma chambre. Ce désordre, resté dans les coins mais très visible, je le fuyais du regard, et maintenant au lieu de me cajoler, il m'étouffe.


Je dois ranger ma chambre, elle est pleine de traces du désordre mental d'avant, de la vie virussée.
Il y a le coin "masques à la main", une petite table bleue pliante, des tissus en bas, des morceaux de tissus en haut, la boite à couture ( petite) ouverte, ça déborde un peu sur l'autre table à côté, juste à côté. J'ai passé des soirées au lit, à coudre à la main des points serrés et des ourlets. Une activité pour me rassembler, me rassurer, un parapluie ouvert en temps de grêle. J'ai fait plein d'essais de masques, avec des draps, des taies d'oreilles, des caleçons. La plupart moches mais mettables si rien d'autre. J'en ai un tiroir-de-secours maintenant. Les moins moches sont accrochés avec les foulards. Ils restent tous dans la chambre. Témoins de mes angoisses. Au rez-de-chaussée les masques faits par de vraies couturières, ceux qu'une amie nous a envoyés ( quelle émotion !), ceux que la pharmacienne nous a vendus au tout début.

Je dois ranger ma chambre et ôter de ma vie ces coins, ces chantiers de vie, d'une période sans nom, à l'arrache de la vie, rétamée.

Je dois  ranger les vêtements sur ma chaise, la chaise devant mon ordinateur portable qui a rendu l'âme dès le déconfinement déclaré. Très drôle.
 Il faut plier, cacher dans les placards, secouer, poser sur les étagères, ne rien perdre, mais remiser.

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2 commentaires:

Anonyme a dit…

J'avais fait un joli commentaire. Pas paru.

Laure a dit…

Ah dommage
Ben celui là est bien lisible
Merci !